Les canards
L’introduction suivante s’appuie entièrement sur le livre de Jean-Pierre Seguin : L’Information en France avant le périodique : 517 canards imprimés entre 1529 et 1631.
Le canard tel que le définit Jean-Pierre Seguin est par définition, dans le cadre de la période à laquelle il s’intéresse – dont la date butoir est celle de l’apparition des gazettes –, un imprimé vendu à l’occasion d’un fait divers d’actualité, ou relatant une histoire présentée comme en étant un. Il peut avoir des liens plus ou moins étroits et avoués avec les événements politiques et religieux contemporains, mais le fait divers y demeure le principal motif d’intérêt, et si propagande il y a, celle-ci passe sous son couvert. Le canard peut être imprimé au recto seul d’une feuille de grand format illustrée comportant assez de texte pour pouvoir se différencier de l’image, mais il se présente presque toujours sous la forme d’une brochure formée d’un ou de deux cahiers – très rarement trois –, généralement composée à la hâte sur un papier de mauvaise qualité. J. P. Seguin en dénombre 323 entre 1600 et 1631 contre 110 entre 1575 et 1600, 39 entre 1550 et 1575 et 18 entre 1529 et 1550.
Il précise : « Nous n’avons pas trouvé de canards antérieurs à 1529, alors qu’il existe encore près de deux cents occasionnels [rapportant les principaux événements politiques, militaires, diplomatiques ou religieux de l’histoire contemporaine] imprimés entre 1488 et cette date. »
Le canard était certainement vendu presque uniquement à la criée plutôt qu’en boutique. Pierre de l’Estoile, qui était friand de ces fascicules, précise très souvent ce point dans ses écrits contemporains. Considéré comme étant de contenu peu dangereux par les censeurs et la police, il a probablement bénéficié d’une indulgence particulière du fait qu’il distrayait les masses de sujets plus sérieux.
Le vocabulaire utilisé est en rapport avec le parti pris de privilégier le sensationnel (il suffit de considérer les titres) et les faits sont très souvent précédés et suivis de propos moralisateurs, édifiants. On trouve dans ces publications beaucoup de relations de méfaits, de meurtres (les « canards sanglants ») et de catastrophes naturelles, ainsi qu’un nombre non négligeable de faits surnaturels. J. P. Seguin propose une classification en trois grandes catégories: Désordres causés par les hommes (Crimes, Duels, Vols : 109 titres), Calamités naturelles (Maladies ; Animaux malfaisants ; Inondations ; Incendies ; Foudre ; Tremblements de terre ; Tempêtes et divers phénomènes atmosphériques : 116 titres), Le surnaturel et le merveilleux (Phénomènes célestes ; Visions ; Visions du grand Turc et divers phénomènes célestes observés en orient ; Combats dans le ciel ; Faits divers religieux ; Miracles ; Sacrilèges ; Diableries, fantômes ; Animaux monstrueux ; Monstres ; Histoires : 265 titres, dont 62 pour Diableries, fantômes). On rencontre aussi des arrêts de justice (notamment un cas de lycanthropie, en 1574).
N’étant pas destinés à être conservés, ces imprimés sont souvent très rares. On estime que beaucoup sont irrémédiablement perdus et non recensés. La bibliographie de J. P. Seguin est donc inévitablement incomplète, d’autant plus qu’elle est antérieure à Internet ; à titre d’exemple, un quart des canards de cette collection n’y sont pas référencés. Quelques collectionneurs, dont le baron Pichon (1812-1896), ont contribué à leur préservation.
Outre le fait que ces fragiles fascicules censés informer la population sont des témoins particulièrement émouvants et passionnants de leur époque, ils présentent l’intérêt, à la manière des Histoires tragiques avec lesquelles ils entretiennent des liens (voir la rubrique correspondante), de pouvoir être associés à la genèse de la littérature fantastique. Certains d’entre eux font en effet figure de véritables contes relevant de ce genre. C’est le cas de celui-ci, paru en 1626 : Les estranges et admirables adventures nouvellement arrivées au baron de la Milles, lisible sur Gallica. Il se distingue profondément de tous ceux que nous avons eu l’occasion de lire, en ce sens qu’il est exempt de toute volonté d’édification du lecteur et ne contient ni prologue, ni conclusion, ni la moindre digression. Il suffirait en fait de moderniser légèrement son écriture pour en faire un conte fantastique tel que l’on en écrivait au dix-neuvième siècle. Bien entendu, compte tenu de l’univers mental de l’époque, c’est-à-dire ici du caractère poreux de la frontière entre réalité et surnaturel, on ne peut guère imaginer que son auteur, en l’écrivant, ait pu être animé d’intentions comparables à celles des écrivains de littérature fantastique à venir, mais une telle histoire n’en est pas moins très intéressante, à défaut d’être troublante. Voir notre article Les vampires et la bibliophilie : mordeurs et mordus, ou petit essai de bibliographie dans le Blog du Bibliophile (une page de ce canard est reproduite).
L’apparition des gazettes ne signa pas la fin de ces publications, loin s’en faut. Vers 1860-1870, les journaux populaires leur ôtèrent leur clientèle, et ils disparurent définitivement à la veille de la Première guerre mondiale.