ROHR, Philip. Dissertatio historico-philosophica De Masticatione Mortuorum, Quam Dei & Superiorum indultu. Lipsiæ, Michaelis Vogtii, 1679. In-4 (198×154 mm). 24 ff.n.ch. Dos long et coins de veau brun, plats de papier brun, titre doré en long (reliure du début du XXe). Ex-libris de Montague Summers. Édition originale.
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La première monographie sur un revenant en corps. L’exemplaire du vampirologue Montague Summers.
Cet ouvrage extrêmement rare, jamais réédité anciennement, qui se rattache à la fois à la sorcellerie et au vampirisme, ouvre la Bibliographie des vampires d’Antoine Faivre. Il traite du mort mâcheur (nachzehrer dans l’aire germanique, du verbe zehren : dévorer), dont les premiers cas furent signalés à partir du milieu du quatorzième siècle. Le texte est celui du discours que Rohr prononça la même année, le 16 août, à l’université de Leipzig.
Connu pour manger son linceul, voire ses membres, le mort mâcheur entretient, par le biais des stryges de Pologne et de Russie que le Mercure galant décrivit en 1693 et 1694, une forme de filiation assez directe avec le vampire slave. En effet, ces autres morts-vivants mastiquent également dans le tombeau et ils s’approprient de surcroît le sang de leurs victimes (les numéros du Mercure sont présentés plus loin, mais notons dès à présent que l’emploi par cette gazette du vocable « stryge », qui se réfère à des créatures mythologiques, est inapproprié – voir infra).
En dehors de ces deux morts-vivants, plusieurs autres revenants en corps furent signalés anciennement, notamment le cadaver sanguisugus, vers la fin du XIIe siècle dans des chroniques anglaises. Les quelques récits dont celui-ci fait l’objet, dans lesquels des morts attaquent des vivants en plein air, constituent, avec ceux de sagas islandaises de la même période, les premières relations circonstanciées d’« exécutions de morts » aux cadavres intacts. Daniela Soloviova-Horville évoque plusieurs de ces anecdotes : deux font apparaître un lien entre l’activité de ces défunts et l’apparition de maladies contagieuses ; dans une autre, un vivant donne un coup de hache à un mort qui l’attaque… Il est toutefois difficile de démêler la part de la fiction et des croyances, tous ces textes incluant volontiers des éléments appartenant au domaine du merveilleux. Le revenant en corps le plus connu en dehors du vampire est le broucolaque grec, décrit de nombreuses fois, dès le début du XVIe siècle. Quelques autres morts-vivants « isolés », n’appartenant à aucune de ces catégories, se manifestèrent aussi, en particulier, le Croate Jure Grando, accusé en 1672, seize ans après son trépas, d’être revenu coucher avec sa femme et d’avoir fait mourir, par ses apparitions, plusieurs personnes (lorsqu’il frappait à la porte d’une maison, quelqu’un décédait peu après ; il fut exhumé et décapité) et le cordonnier de Breslau (Silésie), mort par suicide en 1591 et réapparu peu après, « comparable en tout point » à Peter Plogojovitz (Daniela Soloviova-Horville, pages 83 et 160-161 ; cette auteure fait aussi remarquer que certaines histoires de cadaver sanguisugus rappellent les cas de Paole et Plogojovitz).
Quoi qu’il en soit, tous les revenants en corps, qu’il s’agisse ou non du vampire, ont en commun d’être des défunts malfaisants aux cadavres prodigieusement conservés, « semblant habités par une seconde vie ». Ils apparaissent parfois sous forme zoomorphe, généralement sous l’apparence de loups dans le cas des Slaves méridionaux. (D. S-H.)
Revenons au traité de Philip Rohr : « À certaines époques, les documents abondent et frappent par l’aspect sérieux des témoignages, mais l’ensemble des théories que l’on a tenté d’échafauder montre aussi que des réflexions religieuses et philosophiques souvent anxieuses se sont organisées autour du vampirisme. […] Si au Moyen Âge les chroniques nous ont signalé des cas précis, rien ne fait état d’écrivains traitant véritablement du problème. […] Qui prendrait la peine d’écrire sur des événements relativement rares, et qui semblent relever plus de l’aliénation mentale que de l’histoire ? C’est seulement à la fin du XVIIe siècle qu’à Leipzig, un nommé Philippus Rohr… » (Antoine Faivre : Les Vampires, page 153, premières lignes du chapitre Traités, disputes et polémiques).
Rohr recense dans de nombreuses provinces européennes des cas de ce « phénomène à première vue incompréhensible et inquiétant », qui a « intrigué des générations de théologiens et de philosophes ». Il les commente, ne montrant aucun doute quant à la véracité des faits : « en 1345, on entend une morte mâcher dans la tombe à Levin, en Bohême » – c’est le premier cas connu, il est extrait de la Chronique tchèque (1541) de Vaclav Hajek de Libočan (14??-1553) ; cette femme, nommée Brodka, accusée de son vivant d’entrer en commerce avec les forces occultes et de se livrer à la pratique de la magie, fut par ailleurs vue hors de son tombeau, attrapant des gens à la gorge et les étouffant jusqu’à les faire mourir. La même chose se produit en 1553 à Luben, en Silésie ; « dans une ville morave, on exhume en 1672 un mort qui avait mangé ses propres membres […] on entend un mort grogner comme un cochon dans un village proche de Hambourg […] [pour Rohr,] c’est le Diable qui anime ces corps abandonnés de toute vie et de tout mouvement ; [il] est donc à l’origine de tous les faits qu’on leur reproche [les décès dans la population] : les morts sont de simples instruments dans les sombres desseins du malin » (D. S-H., qui fait remarquer que les deux auteurs du fameux manuel d’inquisition intitulé Malleus Maleficarum [1487] interprétèrent un cas dont ils furent témoins, où une épidémie de peste cessa dès que l’on eut coupé la tête du cadavre mâcheur, comme une intervention divine : la punition sur des innocents des péchés d’une sorcière. Là où les deux inquisiteurs « voyaient le doigt de Dieu, Rohr reconnaît la griffe du Diable… » ; pages 124-126).
Les récits mettant en scène l’identification et la mise à mort de trépassés de toute espèce se multiplièrent sensiblement tandis que l’Europe centrale était régulièrement confrontée aux ravages de la peste ; ce fut particulièrement le cas durant la période 1348-1720 ; les populations, à l’instar des deux inquisiteurs, soupçonnaient leurs morts d’être à l’origine du fléau, et plaçaient des cailloux et des pièces de monnaie dans la bouche des défunts, avant de les ensevelir, afin de les empêcher de ruminer.
Sans doute, de sourds sentiments de culpabilité et d’angoisse, liés aux inhumations précipitées, jouèrent un certain rôle dans l’idée du retour des défunts (pas seulement dans le cas des morts mâcheurs). En tout état de cause, il arriva certainement de nombreuses fois à des victimes de la peste, mais aussi à des personnes alcoolisées, noyées, tombées en léthargie… de se réveiller dans le tombeau, de crier, de manger leur linceul ou leur chair, et, ce faisant, d’être repérées, exhumées et exécutées en tant que vampires (voir par exemple le tome 2 de l’édition de 1749 du traité de Calmet, page 165). En effet, en dehors de l’existence de signes de putréfaction, on n’était pas encore capable de déterminer si un individu était mort ou pas, comme en témoigne le titre de l’ouvrage publié en 1742 par Bruhier d’Ablaincourt : Dissertation sur l’incertitude des signes de la mort et l’abus des enterrements, et embaumements précipités.
La mise en cause du purgatoire dans les pays réformés favorisa sans doute aussi les croyances aux revenants (voir infra).
Notons qu’une cinquantaine d’années après la publication du livre de Rohr, Michael Ranft écrira à l’occasion du cas de Peter Plogojovitz un traité dans lequel il proposera des interprétations autres que diaboliques à cette activité des morts, s’opposant en cela à son prédécesseur.
Notons enfin, pour éviter toute confusion, que si les broucolaques et autres morts mâcheurs sont parfois qualifiés de « précurseurs » du vampire, c’est dans la mesure où les Européens occidentaux apprirent leur existence antérieurement. Cela ne signifie pas que les traces qu’ils ont laissées sont antérieures à celles que l’on connaît du vampire.
Notre exemplaire porte l’ex-libris de Montague Summers, qui en a donné une traduction dans The vampire in Europe en 1929. M. Summers était un personnage passionnant, fascinant, excentrique à l’extrême. On considère généralement qu’il croyait à la réalité des sujets qui l’occupaient (vampirisme, sorcellerie, lycanthropie…).
Son biographe Brocard Sewell écrivit à son sujet : « Durant l’année 1927, on pouvait souvent voir entrer ou sortir de la salle de lecture du British Museum la silhouette sombre et saisissante du révérend Montague Summers, vêtue d’une soutane noire, drapée d’une grande cape, chaussée de souliers à boucles à la Louis XIV, et coiffée d’une barrette. Elle transportait une grande serviette noire portant une étiquette blanche, où était écrit en majuscules rouges le mot VAMPIRES ». (Wikipédia)
Ses travaux sont par ailleurs remarquables ; D. S-H. note à son sujet : « Parmi les premières recherches sérieuses sur les vampires dans la mythologie et l’histoire figurent deux ouvrages d’un spécialiste anglais des sciences occultes, Montague Summers : The Vampire, his Kith and Kin (1928) et The Vampire in Europe (1929). Malgré certains jugements un peu naïfs de la part de l’auteur et la présence de quelques imprécisions, ces études restent des mines d’informations sur les croyances et les pratiques liées au vampirisme de civilisations différentes, notamment grâce à la somme impressionnante de références qu’ils contiennent. »
Nous n’avons pas connaissance d’autres exemplaires passés en vente à notre époque ou autrefois. Il n’en figurait pas dans le premier catalogue de la librairie BMCF dont il est question à la fin de notre introduction, ni dans ceux de Guaita, Bechtel, Max, Garçon, Lambert, Dorbon (Bibliotheca esoterica), Rosenthal (Bibliotheca magica et pneumatica), Gruaz, Waller (Bibliotheca magica – qui contient un des manuscrits du traité de Davanzati sur les vampires, ayant circulé avant la publication) et Duthilh (Sorciers et Sorcières, Procès de sorcellerie, Inquisition), en partie consacrés à la sorcellerie. Pourtant, nous l’avons vu, le thème traité par Rohr s’y prête (ce qui n’est pas le cas des autres ouvrages présentés ici ; on ne trouve habituellement dans ces catalogues que celui de Dom Calmet, voire l’Histoire des vampires et des spectres malfaisans paru en 1820). Nous avons aussi exploré fréquemment et durant de nombreuses années Google et Google Livres, où sont numérisés entre autres des catalogues de ventes publiques et parfois de librairies, des XVIIIe et XIXe siècles (par exemple, celui de la vente de la bibliothèque de l’abbé Sepher, en 1786). Nous avons consulté de même les sites tels que RBH, Invaluable, lotsearch, Auction.fr, Sotheby’s…, qui archivent des résultats de ventes. Il est nécessaire de tous les tester car aucun d’entre eux n’inclut tous les résultats d’un autre. Enfin, nous avons mis en place depuis très longtemps de multiples alertes électroniques.
Les récits décrivant les activités des défunts britanniques ont été rapportés par Walter Map et William dit de Newburgh. L’édition princeps des écrits de ce dernier, parue en 1567, n’en contient pas. Ils figurent en tout cas dans celle de 1719 en langue anglaise (cf Histoire et traité des sciences occultes, 1857, tome 2, chap. 3. L’auteur, Lambert-Elisabeth d’Aubert de Résie, en rapporte une. Il est question, aussi, notamment, des sagas islandaises et des croyances chinoises). Dans Les Vampires, p. 36-37, A. Faivre mentionne deux histoires islandaises. La première, « rappelée brièvement » par Calmet (Faivre), concerne un certain Hrapp. Elle fut traduite en 1914 et la seconde, en 1831. (voir la bibliographie).
Au sujet des liens entre mise en cause du purgatoire et croyance au vampire, voir D. S-H., pages 114-116 et Massimo Introvigne : La naissance du vampire dans l’Europe du 18e siècle, dans Vampire, portraits d’une ombre, sous la direction de Léa Silhol, Éditions Oxymore, 1999, pages 19 et 31.
Certains des sujets dont il est question ci-dessus sont également abordés dans plusieurs autres fiches, dont la lettre de Souvestre (1845).
Un exemplaire numérisé du traité de Rohr présente de très légères différences avec le nôtre.