RANFFT, Michael. Dissertatio prior historico-critica de Masticatione Mortuorum in tumulis, Quam incluti Philosophorum ordinis indulutu. Lipsiæ, Literis, Breitkopfianis, 1725. In-4 (223×168 mm). (2) ff., 28 pages Vélin rigide, dos muet (reliure moderne, vélin de réemploi).
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Édition originale de la première étude sur le vampire slave. Elle est très rare.
Michael Ranft fut le vampirologue le plus important de son époque. Longtemps, il fut seul à se questionner de façon approfondie sur le sujet puisque les traités des autres auteurs ne commencèrent de paraître qu’à partir de 1732, à la suite des incidents liés à Arnold Paole. Un certain Johannes Kanold, est toutefois cité à trois reprises dans la bibliographie d’Antoine Faivre, et il est intéressant de noter que son nom est associé à des interrogations diverses : il s’exprima d’abord en 1721, sur Michael Casparek (cf ci-dessus), puis, l’année d’après, sur les upierz et enfin, en 1726, sur Peter Plogojovitz (A. F. ne donne pas de détails sur ces écrits ; il indique seulement que la troisième publication « contient notamment une version fidèle du rapport » de Frombald, dont il est question ci-dessous).
Dans son ouvrage dont le titre se réfère à la mastication des morts, Michael Ranft rend compte d’une dissertation publique prononcée à Leipzig le 27 septembre 1725, motivée justement par le cas de Peter Plogojovitz, qui survint alors que le territoire serbe était sous administration autrichienne, à la suite du traité de paix de Passarowitz. C’est à l’occasion des troubles causés par ce défunt qu’apparut, semble-t-il pour la première fois, le mot « vampire » sous forme écrite.
Ce court traité connut trois éditions, chacune très nettement augmentée par rapport à la précédente : celle-ci, une deuxième en 1728 (les deux en latin), et enfin celle de 1734, en allemand. Dans chacune des trois, le cas de ce vampire occupe une place centrale. Plogojovitz « était un paysan du village serbe de Kisolova qui serait apparu à sa femme en lui réclamant ses souliers, et à plusieurs autres personnes, sans raison apparente, dix semaines après sa mort. Les villageois accusaient le mort de s’être couché sur neuf personnes pendant leur sommeil et d’avoir ainsi provoqué leur décès en un court intervalle de temps. Sollicité par les habitants, l’officier impérial [autrichien] Frombald assista en compagnie du pope du village à l’exhumation du mort et put constater par ses propres moyens l’exceptionnelle conservation de son cadavre. Le rapport qu’il communiqua à l’Administration impériale à Belgrade, [daté du 6 avril], énumère les signes qui ont permis aux villageois d’identifier Plogojovitz comme vampire et de le mettre à mort : “ […] d’abord, de ce corps et de son tombeau ne s’exhalait pas la moindre odeur qui est pourtant celle des morts ; le corps, à part le nez qui s’était quelque peu détaché, était tout frais… Ce n’est pas sans surprise que j’ai aperçu dans sa bouche un peu de sang frais, lequel, selon ce qu’on racontait généralement, était le sang qu’il avait sucé de ceux qu’il avait fait mourir. En somme, ces gens avaient là de quoi tenir (comme je l’ai noté plus haut) tous les indices. Alors, après que tant le pope que moi-même eurent contemplé ce spectacle, tandis que la populace se montrait en colère – plus encore que consternée –, on vit tous ces sujets tailler en toute hâte un pieu destiné à transpercer le cadavre. Ils l’appliquèrent sur le cœur, et quand le pieu transperça celui-ci, on ne vit pas seulement une grande quantité de sang, tout frais, sortir de son cœur, des oreilles et de la bouche, on vit se manifester d’autres signes aussi, mais dont j’évite de parler en raison du respect que je vous dois. Finalement ils brûlèrent, pour le réduire en cendres, ce corps dont il avait été souvent question, et ils le firent dans ce cas-ci selon leur manière habituelle de procéder. Voilà donc ce dont j’informe l’honorable administration, et l’humble et obéissant serviteur que je suis se permet de la prier, au cas où une faute aurait pu être commise en cette affaire, de ne me pas l’imputer à moi-même, mais à ces gens qui, pris de terreur, s’étaient trouvés comme hors d’eux-mêmes.” » (D. S-H., pages 147-148)
Le manuscrit de Frombald, envoyé au gouvernement autrichien, parut la première fois dans deux colonnes du numéro du 21 juillet 1725 du Wienerische diarium, l’un des deux principaux journaux de Vienne. C’est ainsi que l’on imprima ces mots : « dergleichen personen (so sic vampyri nennen) », c’est-à-dire : « de telles personnes qu’on appelle vampires ». (A. Faivre – Cerisy –, pages 48 et 63, qui écrit : « “dergleichen personen, / : so sic vanpiri nennen” » ; nous avons pour notre part reproduit le texte du journal, qui est numérisé sur le site serbianvampires.weebly.com. Peut-être ce numéro a-t-il connu deux tirages ?)
Ce rapport fut plusieurs fois repris ou commenté, notamment par Ranft (qui utilise lui aussi l’orthographe « vampyri ») et dans l’édition originale du Visum et Repertum, qui concerne cette fois le vampire Arnold Paole.
Après le cas Plogojovitz, rien de vraiment remarquable ne se passera jusqu’à l’année 1732, qui verra justement Arnold Paole revenir à son tour parmi les vivants.
Bien que mise au jour à l’occasion des incidents liés à ces deux défunts, la figure du vampire était présente depuis très longtemps dans l’imaginaire slave. Elle « perdura, durant des siècles, dans les coins isolés des Balkans, sans être révélée au reste du monde […] [Toutefois], les sources slaves qui en font mention entre le VIe et le XIIIe siècle sont très rares et contiennent peu d’informations de nature descriptive ». Elles « ne fournissent pas suffisamment de renseignements pour que l’on puisse connaître les représentations initiales du vampire et ses attributs. » « Les premières mentions écrites du mot, ou plutôt de sa forme ancienne, upyr’, apparaissent dans les textes slaves à partir du XIe siècle. Le terme apparaît furtivement dans un manuscrit russe de 1047 où figure le nom d’un prince de Novgorod –Upyr’Lihyi, nom signifiant littéralement “méchant vampire”. Un autre manuscrit russe du XIIe siècle évoque les sacrifices apportés aux upyrs et aux beregyni, ces derniers désignant probablement les esprits des noyés. Plus tard, upyrs et beregyni se retrouvent de nouveau associés dans des écrits des XIVe-XVe siècles, mais là encore aucun détail ne permet de savoir avec exactitude ce qu’ils étaient censés représenter. Le slaviste américain contemporain, Felix Oinas, qui s’est penché [en 1985] sur ces premiers témoignages, présume que l’idée du vampire se trouvait liée dès cette époque à celle de la malfaisance des morts. En effet, associés fréquemment aux beregyni, les vampires semblent appartenir à une catégorie de morts dangereux. Les sacrifices dont font état les manuscrits auraient servi de toute évidence à apaiser ces morts insatisfaits. »
Concernant ce manque de sources écrites, rappelons que les Slaves ne disposaient pas de leur propre écriture pendant le premier millénaire. Les écrits antérieurs au Xe siècle mettant en scène leur vie furent l’œuvre d’auteurs étrangers et il semble qu’ils ne fassent pas état des croyances relatives à la malfaisance des morts. Par la suite, lorsque l’écriture se diffusa parmi ces peuples, à partir du Xe siècle, l’Église s’employa davantage à envelopper de silence ces manifestations de l’hérésie païenne qu’à les dénoncer.
« Cependant, malgré le peu de témoignages écrits, on ne peut douter de l’existence de croyances relatives à la malfaisance des morts. » (D. S-H.)
À propos de la manière dont doit être analysée cette émergence de l’idée du vampire chez les Slaves, il faut souligner avant toute chose que la vie des tribus « connut de profonds changements durant la période qui va du VIe au XIIIe siècle », dont leur conversion au christianisme est à cet égard le plus marquant. « Ce dernier événement eut l’effet d’un séisme culturel, signifiant non seulement la mise en place d’un nouveau système religieux, mais surtout l’adoption d’un mode de pensée différent » qui allait à l’encontre des rites et des croyances païens de ces peuples, notamment ceux, profondément implantés, touchant à la survie posthume du mort, qui était supposé accéder à une forme de nouvelle existence quasi-physique, être présent au sein ou aux côtés des vivants, participer aux abondances des récoltes ou aux famines, montrant ainsi sa bienveillance ou son mécontentement. Afin de veiller sur le bien-être des trépassés (et assurer ainsi le leur), les Slaves païens disposaient par exemple près de leurs restes leurs objets personnels, leurs outils, des vivres, qui étaient renouvelés ensuite lors des visites effectuées par leurs proches… « L’Église chrétienne condamna fermement cette vision païenne de l’univers, […] remit en cause la conception païenne de la mort et rejeta l’idée de l’influence des morts sur le cours de l’existence. […] l’Église prescrivit aux Slaves [qui pratiquaient majoritairement la crémation] l’adoption d’une nouvelle pratique funéraire. Elle prôna l’ensevelissement des corps, ce qui laissait entendre que les morts allaient renaître aux côtés du Christ, le jour du Jugement dernier. […] Le changement fut d’autant plus inquiétant qu’il engendrait une nouvelle préoccupation autour du cadavre, sujet à la corruption et à la déchéance. Ne se volatilisant plus dans les flammes, les trépassés étaient désormais sous terre, dissimulés aux regards. Bien qu’enfouis, ils restaient toujours près des vivants, leur suggérant des visions terribles et menaçantes de la transformation posthume. Ce qui conduit à penser que l’introduction de l’inhumation chez les Slaves païens a dû bouleverser non seulement leurs rites funéraires, mais aussi et surtout leur manière de considérer les morts. Parallèlement, on peut se demander comment les Slaves ont interprété la promesse chrétienne de la résurrection des morts. Comment ces masses nouvellement converties ont-elles pu comprendre ce passage du livre prophétique d’Isaïe : “Tes morts revivront, leurs cadavres ressusciteront. Réveillez-vous, criez de joie, vous qui demeurez dans la poussière” ? Ou cet autre passage, dans le livre de Daniel : “Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle” ? Il se peut que les foules, ignorant les grands principes de l’enseignement chrétien, aient vu encore à cette époque l’image des revenants en chair se profiler derrière le mystère de la résurrection. L’incinération seule pouvait remédier aux angoisses, suscitées par les métamorphoses du cadavre, en faisant disparaître la masse corruptible à jamais », en évitant au mort de demeurer placé dans un état intermédiaire, en proie à « “une sourde menace vampirique” », en l’aidant à réaliser son passage dans l’au-delà…
« Cela signifie, en d’autres termes, que tant que les chairs du cadavre demeurent, le mort n’appartient ni à la société des vivants, ni tout à fait à celle des morts. »
L’introduction de l’ensevelissement a ainsi vraisemblablement constitué le facteur déterminant dans la cristallisation du concept de vampire.
« Mais au-delà de l’introduction de l’inhumation par l’Église chrétienne et les fantasmes qui l’entourèrent, deux autres facteurs ont joué un rôle déterminant pour l’élaboration des croyances aux vampires. » Le premier est l’apparition dans les Balkans, à partir du Xe siècle, c’est-à-dire peu après l’adoption de la religion chrétienne, du bogomilisme, une doctrine dans laquelle la mort est considérée comme un événement abject et abhorré, le cadavre comme une matière morte, en proie aux forces obscures. « Occupé à combattre jusqu’au XIVe siècle cette hérésie, le clergé orthodoxe relègue au second plan la lutte contre la survivance des idées païennes. Ensuite, face à l’invasion des Balkans par l’Empire ottoman, dès la seconde moitié du XIVe siècle, il doit de nouveau renoncer à cette tâche. Ainsi, pendant toute la durée de l’occupation ottomane, qui se prolonge jusqu’au XIXe siècle, les efforts de l’Église orthodoxe furent concentrés sur la préservation de la foi chrétienne, directement menacée par l’islam. On peut comprendre alors, que le clergé orthodoxe, manquant à la fois d’un réseau institutionnel bien structuré et de moyens financiers, n’ait pas pu éradiquer les croyances populaires qu’il jugeait pourtant condamnables. De ce fait, même si l’Église orthodoxe n’encouragea aucunement le maintien des croyances liées au culte des morts, elle ne fit pas en mesure d’empêcher leur développement. Ainsi, le contexte historique dans la période XIVe-XIXe siècle se montre extrêmement propice à l’élaboration de la figure du vampire chez les Slaves du Sud. »
Pour cette raison, certainement, « chez les Slaves méridionaux, et en particulier chez les Slaves orthodoxes, les croyances aux vampires se multiplient dans la période XIVe-XIXe siècle.* La tradition orale véhicule un grand nombre de récits de morts malfaisants. Les appellations du vampire, dérivées de la racine upir’ sont nombreuses. D’ailleurs, d’après les philologues, c’est dans les terres serbes, vers le XVe siècle, que la forme ancienne du mot a muté, en donnant naissance au terme vampir. »
En revanche, « les autorités catholiques administrant la vie religieuse des Slaves occidentaux à partir de la fin du premier millénaire, menèrent une lutte acharnée contre les survivances du passé païen. Le comportement rigoureux, voire répressif, de l’Église romaine se révéla payant, car elle parvint à éradiquer sensiblement les vestiges des rites anciens chez les Slaves de l’Ouest. C’est vraisemblablement pour cette raison que les Slaves occidentaux gardèrent peu de rites et de croyances se rapportant aux vampires. »
En dehors d’un exemplaire ayant fait un très bref passage sur un site de libraires en septembre 2023, nous n’avons trouvé trace sur Internet d’aucune vente (RBH, Invaluable, Google…). Abesnt du catalogue N°1 de la librairie BMCF. Cette originale nous paraît beaucoup plus rare que les éditions de 1728 et 1734 (qui figuraient toutes deux dans le catalogue cité ci-dessus).
Au sujet de la façon dont fut engendré le vampire slave : voir le chapitre Émergence des croyances aux morts incarnés (VIe-XIIIe siècle) du livre de D. S-H. (pages 12, 17-42, 46). Les informations que nous donnons en sont toutes extraites mais elles sont très partielles : le sujet y est considérablement plus développé qu’ici et d’autres arguments sont avancés.
* Nous abordons la question des sources documentaires correspondantes dans la fiche du manuscrit consacré aux traditions, coutumes et légendes bulgares. Sans doute le développement de ces croyances permit-il aux Slaves opprimés « d’affirmer leur identité culturelle et de cultiver leur mémoire collective durant la période de la domination ottomane. »