BOYER D’ARGENS (Jean-Baptiste). Lettres juives, ou correspondance philosophique historique et critique, Entre un Juif Voyageur à Paris & ses correspondants en divers endroits. Tome cinquième (lettres CXXI à CL). Édition originale. À La Haye, Chez Pierre Paupie, 1737. Un volume seul (sur six), dont la reliure n’a pas été achevée : les plats et le dos ne sont pas recouverts. 8 ff. n. ch., 240 pages (170×104 mm). Édition originale de ce tome.
150 euros
Ce volume contient la fameuse lettre juive consacrée au vampirisme ; elle fut semble-t-il publiée en 1736.
Les Lettres juives parurent chacune en livraison de huit pages en général, deux fois par semaine, de 1736 à 1737. Le lieu d’édition, le nom de l’éditeur et la date figuraient à la fin de la huitième page. L’édition originale est constituée de six volumes portant l’une ou l’autre de ces dates, réunissant chacun trente lettres, ainsi qu’une « Épître dédicatoire » et une « Préface du traducteur », non paginées, offertes avec la trentième lettre, la soixantième etc (voir l’édition en ligne du Dictionnaire des journaux). Ce volume cinquième, qui aurait été tiré à plus de deux mille exemplaires, contient les lettres 121 à 150. Le Dictionnaire des journaux précise que les tomes 1 à 3 ont été publiés en 1736, et les trois derniers en 1737 : cela correspond bien à ce qu’on lit sur la page de titre, pourtant la 121e lettre porte la date 1736, les 122e, 123e et 124e : 1737, et la 125e, celle ayant trait au vampirisme : 1736 – comme plusieurs autres encore.
Cette lettre, parue après la retombée de la vague d’intérêt suscitée par les événements serbes, systématiquement citée par les vampirologues, fait partie des rares imprimés d’époque en français se consacrant entièrement et sérieusement au vampirisme. Elle inspira un article anglais (voir le numéro suivant) et connut une traduction allemande en 1748, illustrée par le poème Der Vampir, d’Heinrich August Ossenfelder (voir la fiche de Léonora, à la date 1811).
« Au dix-huitième siècle le raisonnement logique s’oppose fréquemment aux croyances, qu’elles soient populaires ou religieuses. Les philosophes déclarent une guerre sans merci à la crédulité, à la superstition et au fanatisme », comme en témoignent les vives réactions suscitées par plusieurs affaires de possessions diaboliques, guérisons miraculeuses et transes collectives. « Leur esprit critique ébranle l’édifice religieux en s’attaquant à la fois aux gens de l’Église et aux enseignements des livres saints. En même temps, au siècle des Lumières, la crise du christianisme est déjà bien amorcée en Occident et la place des croyances religieuses se réduit comme une peau de chagrin au fur et à mesure que les découvertes scientifiques s’accumulent. […] C’est à cette époque précise que les récits sur les vampires serbes fournissent un autre exemple de corps prodigieux. L’occasion est trop belle pour que médecins et philosophes la laissent passer. Ils en profiteront pour arracher aux clercs le monopole du jugement sur les faits surnaturels. […] Ce sera leur façon à eux de contrer le discours désuet des théologiens qui s’obstinent à rechercher dans tout fait inexplicable les signes d’une éventuelle intervention d’agents divins ou diaboliques. »
Ainsi, le marquis d’Argens, dont le combat contre la superstition fut un engagement majeur, fut, avec cette 125e lettre [la 137e dans les éditions ultérieures], le premier philosophe français à émettre un jugement sur les vampires. Il reproduit intégralement l’article du Mercure historique et politique (1736) et expose ses idées. On lit par exemple, au sujet de l’incorruptibilité des cadavres de vampires : « L’expérience nous apprend, qu’il est de certains Terrains qui sont propres à conserver les corps dans toute leur Fraicheur […] Quant à l’Accroissement des Ongles, des Cheveux, et de la Barbe, on l’apperçoit très souvent dans plusieurs Cadavres. Tandis qu’il reste encore beaucoup d’Humidité dans les corps, il n’y a rien de surprenant, que, pendant quelque Tems, on voie quelque Augmentation dans des parties qui n’exigent point les Esprits vitaux. »
D. S-H. consacre plusieurs pages à cette question au cœur du vampirisme : s’il est vrai que l’absence de corruption cadavérique pourrait s’expliquer par des phénomènes tels que la momification ou la saponification, il est toutefois peu probable que ceux-ci aient été à l’œuvre : le premier est en effet incompatible avec l’écoulement de sang fréquemment observé lors des exécutions de cadavres, tandis que le second nécessite plusieurs mois pour se mettre en place, et dans la majorité des cas, les exhumations se déroulaient peu de temps après la mort – au cours des quarante jours rituels, ou dans les semaines qui suivaient. « Les paysans slaves du XVIIIe siècle et peut-être ceux du siècle suivant faisaient face à des phénomènes naturels [les phases de la décomposition, pas toujours identiques d’un cadavre à l’autre, parfois spectaculaires, tributaires des conditions climatiques, de la nature du sol, de l’âge du défunt, de l’état de sa dépouille au moment de l’ensevelissement…] qui échappaient à leur entendement. Avaient-ils les mêmes critères de la décomposition du cadavre que l’homme moderne ? On en doute. Les corps qu’ils qualifiaient d’“entiers” et de “frais” étaient manifestement en train de se putréfier. »
Boyer d’Argens évoque aussi les effets d’un « fanatisme épidémique », de la peur, de l’imagination… et essaie d’apporter une réponse scientifique à cette question essentielle : « si les morts ne boivent pas du sang, pourquoi en trouve-t-on une telle quantité dans leurs corps ? » Il faut signaler à ce sujet qu’au-delà de leurs divergences, les théologiens, philosophes et médecins du XVIIIe eurent en commun d’être « obnubilés par la présence de sang fluide dans les corps des vampires », comme le montrent les titres de la plupart des traités savants allemands, publiés en 1732, où ceux-ci sont qualifiés de Blutsauger, c’est-à-dire de suceurs de sang. « L’importance donnée à l’étude de cette particularité du vampire montre que l’imaginaire autour du sang, qui s’est développé suite à la découverte de la circulation sanguine au XVIIe siècle, est particulièrement actif. »
Cependant, il importe aussi et surtout de noter que les érudits occidentaux ne s’intéressèrent guère au particularisme culturel de la vision slave du vampire, évoqué plus haut.
Pourtant, « c’est ici que réside la véritable spécificité du vampire slave et non dans son rôle de buveur de sang, qui est, au demeurant, secondaire dans l’imaginaire des paysans d’Europe du Sud-Est. Sans une solide connaissance de ce cadre historique, religieux et culturel, les penseurs occidentaux avaient-ils une chance de saisir la dimension symbolique et sociale, pourtant si riche, du vampire slave ? Les auteurs de traités savants du XVIIIe siècle occultent donc cette dimension et ne jugent pas utile d’examiner ce qu’ils considèrent comme les superstitions de peuples “incultes” et “grossiers”. […] il leur importe peu, au fond, de connaître en détail l’univers symbolique des croyances slaves. Ce qui compte, c’est de combattre la superstition partout où elle se trouve. »
« Voilà, mon cher Isaac, ce qu’on peut dire […] ou les Corps de ces Vampires sortent de leurs Tombeaux pour venir sucer, ou ils n’en sortent pas. S’ils sortent, ils doivent être visibles. Or, l’on ne les voit point ; car quand ceux qui s’en plaignent appellent au Secours, on ne découvre rien. Il faut donc, qu’ils ne sortent pas. »
D. S-H. pages 9, 91-95, 162-166, 193-195, 317, 318. Concernant plus spécifiquement la diffusion, dont il est aussi question dans notre introduction, de l’image réductrice de buveur de sang du vampire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, voir pages 9 et 204-222. Au sujet des quarante jours rituels mentionnés ci-dessus et des raisons pour lesquelles, selon certaines croyances populaires des Slaves méridionaux, le changement du mort en vampire débute par son ensevelissement et dure généralement quarante jours, voir pages 60-61 et 317. D’ailleurs, la recherche et l’exécution du vampire Arnold Paole se sont faites à ce moment-là.
Notons enfin, pour notre part, que les réflexions de Boyer d’Argens se basent exclusivement sur la communication du Mercure historique : l’auteur paraît ignorer totalement l’existence des débats allemands.