Manuscrit sur les traditions, coutumes et légendes bulgares, intitulé Ethnographie bulgare (suite), de 16 pages in-4, chiffré 17 à 33, d’une main non identifiée. Seconde moitié du XIXe. 253×191 mm. Une vingtaine de lignes par page, écrites dans le sens de la largeur. A la fin de la dernière page, un trait horizontal.
1700 euros
Très rare et très intéressant manuscrit traitant notamment du vampirisme. Le texte ressemble à celui du chapitre 3 de La Bulgarie danubienne et le Balkan : études de voyage (1860-1880), traduit en 1882 d’un ouvrage en allemand de Felix Philipp Kanitz, ethnographe austro-hongrois. Toutefois, la formulation des phrases est très différente et certaines informations du manuscrit sont absentes du livre, et inversement.
« D’un autre côté, il y a des jours néfastes que le pauvre paysan craint beaucoup. A la première place viennent les mardis et les vendredis, où on ne se met pas en route, on n’entreprend aucune affaire importante, et non seulement on ne se marie pas, mais même on ne peut pas se fiancer, car on deviendra facilement veuf ou veuve. La veille de vendredi, les femmes ne filent pas, car cela nuit grandement aux yeux. Quand aux mois, c’est le février qui est le plus dangereux, on n’osera pas même hasarder une déclaration d’amour […] ».
Il est question après ces quelques observations, des rituels associés aux accouchements : « La Baba (sage-femme) est très iniciée dans tous ces mystere et l’enfant n’est pas encore arrivé au monde, qu’elle s’occupe déjà de son sort futur et travaille déjà pour qu’il puisse passer les difficultés de la vie qui l’attendent un jour, et à travers les esprits qui sont les ennemis de l’homme […] On met (dans la partie meridionale des Balkans) à l’accouchée un peu de l’ail et un anneaux dans les cheveux […] pour la preserver de uriki (ensorcelement)… »
Puis, l’auteur s’intéresse assez longuement aux coutumes ayant trait à la question des fiançailles, du mariage, de la « pureté » de la jeune épousée… : « et après avoir accompli toutes ces formalités elle est admise pour toujours au nombre des femmes mariées. »
Un passage de près de quatre pages traite ensuite de ceux qui vont mourir et de la façon de s’occuper des morts. Par exemple : « Le fatalisme remarcable [du défunt] qui l’a guidé toute sa vie, ne l’abandonne pas au dernier moment, car il sait que son souvenir sera toujours, honnoré par ces qu’il laisse sur la terre, et qu’ils ne laisseront manquer de rien, non seulement à son ame, mais même à son corps. […] A peine le poux a cesser de battre, qu’on s’empresse (près de Varna) de renverser tous les vases, pots, cruches, marmites et chaudrons etc. etc. pour que l’ame qui se separe du corps ne se refugit pas là, et ne tourmente pas après les vivants… […] Jusqu’à l’enterrement on veille que ni un homme, ni un chat, ni un chien ne passe à travers le corps car le mort pourra se changé en vampyre et des grands malheurs pourraient résulter pour la maison et le village.[…] si la famille est aisée, alors on fait lire quelques messes pour le trépassé par le pope, qui ne le faira jamais cela sans être payé […] Le lendemain d’enterrement les femmes visitent le tombeau, sur lequel elles verse du vin et de l’eau […] Les visites de tombeau par les amis et connaissances se font le 3, le 9 […] les veuves ont l’habitude de poser sur le tombeau de plus avec le froment cuit, le riz, et des petit cruches avec le vin et l’eau de vie […] Le 40e jour on porte sur la tombe 40 chandelles […] On voit par là que parmis les bulgares plus encore que parmis d’autres fidèles d’eglise orientale existe cette illusion qu’il faut nourrir les morts (??!!), que rien ne doit leur manquer […] Souvent dominé par les mêmes idées un pope ignorant assiste à des pareilles cérémonies, qui pour sur a son origine dans les temps payens et dans des traditions perdues de culte de Demeter et de Dionysius. Les anciens pères d’eglise se fachèrent inutilement contre ces coutumes antiques, ils etaient obligés de pactiser avec ces croyances populaires, qui se préocupaient moins du salut des ames, de son immortalité au ciel que d’assurer le bien matériel des défunts. Les banquets des morts furent alors tolerer, et on essayait de mettre en relation avec des idées chretiennes, sans avoir besoin de suprimer ces usages d’un passé idolâtre. […] Après trois ans les ossements des trépassés sont retirés du tombeau, mit dans un sac de lin, placé devant le trone episcopal qui se trouve même dans chaque eglise du plus petit village […], benis par le Pope et enterrer de nouveau… »
Ensuite, presque deux pages sont consacrées spécifiquement aux vampires : « … Le vampyr abandonne son tombeau 9 jours après son enterrement. Souvent, il s’amuse absolument comme le Kobolt des Allemands, à faire peur aux gens sans leur nuire. Quelques fois, il les attire avec toutes espèces de mots caressants devant la maison, et les bat horriblement. Il marque sa mauvaise humeur par les plus affreux bruits. Comme une ombre, il traverse les champs et les prés, laisse des traces de sang après lui, ou il salit les images des saints avec la boue, appelle les garçons les plus forts au combat et leur casse dans cette lutte ordinairement les jambes. Quand le vampyr a fait beaucoup de tapage pendant 40 jours comme ombre, il se hasarde de sortir du tombeau avec son corps, le sang circule dans ses veines, et il lui arrive de se marier dans un endroit où on ne le connaît pas, où on ne soupçonne pas ce qu’il est […]. La nuit pourtant il se lève, accomplit divers travaux, il nettoie les rues, mange les buffles et les bœufs crevés, suce le sang de toutes les vaches qui sont malades. Pourtant le vampyr bulgare est moins tenté de boire le sang des hommes que ses confrères Slaves méridionaux. Rien de plus naturel qu’on essaye de rendre inoffensif le buveur de sang Krvopiatz. Quelques fois on se débarrasse de lui par un poison préparé par une sorcière du village ; le plus souvent on se débarrasse de lui en le brûlant ; on ouvre le tombeau d’un lipir et on lui enfonce dans la poitrine un clou et souvent un pieu […]. Mais le mieux on se préserve d’un vampyr quand on sort subitement d’un endroit caché avec l’image d’un saint dans la main. Il parcourt alors les toits de maison et tout obstacle, si on ne cesse pas de le traquer ainsi avec ce talisman, on finit par fourrer l’âme du vampyr dans une bouteille où se trouvent quelques friandises préférées par lui, alors on bouche promptement la bouteille avec un bouchon où se trouve une parcelle d’une image d’un saint et on la jette au feu… » [dans le livre de Kanitz, le passage correspondant est : « Un moyen plus simple encore consiste à se cacher dans un lieu devant lequel doit passer le vampire ; on lui oppose tout à coup une image sainte, il fuit : en le poursuivant avec le précieux talisman, on le force à se réfugier dans une bouteille, où il est attiré par le parfum de son mets favori. Bouchée précipitamment avec un bouchon bénit, la bouteille est alors, pour plus de sûreté, jetée immédiatement dans un feu d’épines. » (p. 45)]
Ces deux pages s’achèvent sur la relation d’un cas qui témoigne de la persistance tardive des croyances. Survenu dans le village de Peitera, il a été raconté à l’auteur par un nommé Vasil Celakov : il s’agit de l’histoire d’un maçon tombé subitement d’un échafaudage, qui revient dans la maison de son maître peu de jours après avoir été enterré. Celui-ci est convaincu d’avoir affaire à un vampire. Le « Corps [est] bien enflé et non corrompu (…). Le cadavre est [alors] criblé de balles (…) et brûlé. » [ce récit, absent du livre de Kanitz, fait penser à celui que raconte Hermann J. Gisler, page 28 de l’article Coutumes funéraires chez les Bulgares in Échos d’Orient, tome 7, n°44, 1904]
Le sujet du vampirisme apparaît en réalité à bien d’autres endroits du texte, mais de manière indirecte, notamment lorsqu’il est question des rites entourant la naissance, le mariage et le trépas : durant ces trois phases très chargées symboliquement, l’individu, qui accède à un autre groupe social, qui change de statut, est en effet vulnérable : le mauvais déroulement de l’une d’elles pourrait le conduire à devenir plus tard un vampire.
Il est également question, entre autres, dans ce manuscrit, de « mauvais esprits », des sorcières, de la « nymphe des fontaines », des « animaux ensorcelés qui peuplent les forêts », du « grand penchant des bulgares pour le mysticisme… »
Quelle que soit l’origine de ce manuscrit, il semble avoir été destiné à être publié : l’auteur écrit par exemple : « Comme cela ressort clairement de tout ce que nous avons dit… » Il y a d’autre part quelques ajouts ou corrections montrant que l’on n’a pas recopié un écrit existant. Ainsi, « à une lieue de Tirnovo, au bord du torrens de Yan » devient « à une lieue de Tirnovo, sur le bord droit du torrens de Yan ». Ailleurs, « il pense comme » devient « il semble concevoir ».
Comme l’écrit D. Soloviova-Horville, « aujourd’hui, les enquêtes ethnographiques et ethnologiques effectuées au XIXe et au XXe siècles », inscrites dans une dynamique mondiale née des publications, à partir de 1812, des contes des frères Grimm et, dans le cas présent, favorisées par l’élan de vitalité dû à l’accession à l’indépendance ou à l’autonomie, dès 1829, de certains pays slaves jusque-là absorbés par l’Empire ottoman, « constituent la principale source d’informations sur les particularités des croyances slaves aux vampires. »
Les documents correspondants, dont notre manuscrit fournit un exemple, « peuvent être classés en deux catégories – enquêtes sur les rites et les coutumes populaires, et textes de la littérature orale (contes, légendes, dictons, chansons populaires). Le premier type de documents retrace les liens existant entre la croyance aux vampires et l’exécution de pratiques à caractère rituel, tout en montrant la place de cette croyance dans la vie du groupe social. Quant aux récits populaires, ils contiennent de nombreuses descriptions des activités et des aspects attribués au vampire. Toutefois, ces récits et légendes n’ont d’autre rôle que celui de divertir et, contrairement aux rites, ils ne traitent pas le vampire comme un facteur de la vie sociale, mais comme un héros des contes. »
Cela étant, il est nécessaire de souligner que, bien sûr, on ne peut malheureusement pas être certain que les renseignements ainsi obtenus dressent un portrait fidèle de l’ensemble des croyances aux vampires pour la période qui s’étend du XIVe au XIXe siècle, période durant laquelle, nous l’avons vu, ces croyances se multiplient (rappelons à ce sujet que les sources antérieures n’offrent quant à elles que très peu d’informations*). « Cette réserve concerne surtout le domaine de la littérature orale, où la majorité des éléments narratifs est susceptible de subir des modifications de la part des conteurs. » Car même si la tradition orale, qui constitue le mode de transmission le plus naturel des croyances et des récits se rapportant aux morts malfaisants, « a joué un rôle favorable pour la propagation de ces récits, elle ne demeure pas moins la cause principale de leurs altérations. Dans ce domaine, seuls les proverbes et certaines formules magiques restent reproduits textuellement et semblent ne pas porter l’empreinte de ceux qui se les approprient. En revanche, on peut supposer que les pratiques rituelles reflètent avec davantage d’authenticité les croyances qui se sont maintenues durant ces cinq siècles. Le comportement conservateur des sociétés rurales, hostiles aux modifications, surtout lorsqu’elles touchent à l’exécution de rites appartenant au domaine funéraire, a dû s’avérer un garde-fou efficace contre l’incursion de changements majeurs. »
Quant aux documents écrits datant de cette période, ceux qui évoquent le vampire tel qu’il était imaginé par les Slaves méridionaux demeurent en très petit nombre, d’autant plus que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Église, qui restait attachée à imposer sa propre doctrine et non à recueillir les vestiges de la religion primitive, était très présente dans la rédaction et la diffusion du livre.
Ces documents se répartissent en deux catégories : « la première englobe les récits d’hommes lettrés, d’historiens ou de voyageurs parcourant les Balkans, qui décrivent la réapparition de morts enterrés et souvent, leur anéantissement » [par exemple, la première histoire slave mentionnant les agissements de morts accusés de vampirisme et leur extermination date de 1403 ; elle est parvenue jusqu’à nous par l’intermédiaire d’un historien croate du XVIIe siècle]. À cela « viennent s’ajouter les témoignages contenus dans les archives serbes et croates, qui renseignent sur l’attitude des autorités judiciaires ou religieuses envers la recherche et la destruction de morts, accusés de vampirisme. La majorité de ces sources historiques abondent en détails précis. Les descriptions pointilleuses des chasses aux vampires permettent non seulement de localiser et de dater ces pratiques, mais aussi de connaître le nombre de personnes impliquées et leur condition sociale. Ces textes ont donc une grande valeur documentaire, puisqu’ils illustrent, à travers des exemples concrets, l’ancienneté et la diversité des croyances aux morts nuisibles chez les Slaves méridionaux. »
La seconde catégorie, dont les premières traces remontent au XIVe siècle consiste en « des incantations contre les vampires, présentées sous forme de prières. Utilisées comme un moyen de défense contre les vampires et les autres créatures surnaturelles, ces prières ne sont autre chose que des formules magiques, ornées d’évocations chrétiennes. » […] Il « ne s’agit pas de prières canoniques, mais d’incantations païennes, adaptées aux nouvelles formes d’expression. Généralement on les découvre dans des recueils au contenu mixte, [hétéroclite], glissées entre deux sermons ou entre deux visions prophétiques. » La plupart du temps, les auteurs de ces recueils sont des popes provinciaux peu au fait de l’index des livres interdits et des positions théologiques officielles, se laissant abuser par ignorance ou ne voyant pas le caractère condamnable de ces prières, « d’autant plus qu’elles furent écrites dans les règles, c’est-à-dire au nom de Dieu et de ses saints. Quels qu’aient été les facteurs favorisant la propagation de ces textes, ils demeurèrent très répandus jusqu’à la fin du XVIIIe siècle », montrant que « malgré l’illettrisme des paysans slaves et les efforts du clergé orthodoxe de venir à bout de ce qu’il jugeait comme des croyances condamnables, celles-ci continuaient à exister, en sourdine », camouflées dans des textes pseudo-religieux.
Quoi qu’il en soit, nous savons – ou, plutôt, pouvons supposer – que, par exemple, les Serbes, les Croates et les Macédoniens croyaient que tous ceux qui avaient été brusquement arrachés à la vie, notamment les victimes d’accidents, les suicidés, les assassinés etc., devenaient vampires, qu’en Bulgarie on plantait de l’ail sur la tombe du présumé vampire pour le contraindre à y rester, ou encore, que pour chercher la tombe d’un vampire, on amenait un cheval complètement noir au cimetière et on repérait celles que l’animal refusait de franchir. On pensait aussi que les vampires ne pouvaient faire aucun mal aux personnes qui portaient une croix, ni entrer dans les habitations dans lesquelles se trouvait une Bible, de l’encens ou de l’eau bénite, qu’en Bulgarie et en Serbie, ceux qui étaient conçus, nés ou morts pendant l’intervalle des douze jours entre Noël et l’Épiphanie étaient susceptibles de devenir des vampires. De même, certaines marques de naissance montraient une prédisposition à la transformation etc. En revanche, les canines aiguës, ou encore les sorties strictement nocturnes sont des inventions littéraires (Jean-Claude Aguerre). Quant à la confrontation vampire/religion, absolument indissociable aujourd’hui de ce mort-vivant, elle apparaît véritablement pour la première fois dans Dracula, selon Jacques Finné, tandis que c’est dans le Nosferatu de Murnau que, paraît-il, naît l’idée de la destruction du vampire par la lumière du jour ; dans Dracula, cette lumière ne fait que limiter les pouvoirs du vampire. Quoi qu’il en soit, comme cela a été suggéré plus haut, les représentations du vampire rapportées au XIXe siècle sont tributaires de « la dynamique de la tradition orale, caractérisée par le remodelage incessant des contes et des légendes populaires. » Cela explique des croyances qui, a priori, à l’instar de certaines, mentionnées dans le manuscrit, ne répondent pas du tout à l’idée que l’on peut se faire du mort-vivant slave. On trouvera quelques autres exemples dans la bibliographie.
* Cette question est abordée dans la fiche de l’édition de 1725 du traité de Ranft.
Pour des développements plus importants : D. S-H. pages 11 et 46-82 ; sauf mention contraire, tout ce qui précède en est extrait. Jean-Claude Aguerre : Si la chair n’était pas faible ; Jacques Finné : Vade retro Dracula ! (Dracula). À propos du personnage de la Baba, voir ci-dessous Les Doïnas, Poésies moldaves – 1853.