SOUVESTRE (Emile). Lettre autographe signée à en-tête de ses initiales gaufrées, sans lieu, 27 juin 1845. 2p ½ in-8, légères rousseurs. 137×210 mm, pliée. Cachet de la collection Debauve.

650 euros

La question des inhumations précipitées.

Très intéressante lettre du folkloriste breton à Hyacinthe Le Guern. Elle est reproduite presque intégralement dans la brochure que ce dernier publia en 1846 chez Dentu : Nouvelles considérations morales, théoriques et pratiques sur la coutume imprévoyante, anti-chrétienne et homicide des inhumations précipitées… (p. 16-18) « Monsieur, je ne saurais trop vous louer de la persistance que vous apportez à la question des inhumations précipitées ; il est incroyable, en effet, que l’utilisation de maisons mortuaires soit encore à désirer chez une nation civilisée. Comment ne pas penser que chacun de nous est exposé à être traité mort alors qu’il est seulement endormi […] ».

Souvestre poursuit en remerciant son correspondant d’avoir rapporté dans sa « brochure » un fait qu’il lui a communiqué, et lui en relate un autre, qui s’est produit au sein de sa famille, lors du décès d’un oncle de son épouse : « le mort avait toujours expressément recommandé de ne l’enterrer qu’après une longue attente, son père ayant été sujet à des accès de léthargie. La veuve ne fit point de déclaration de décès et garda le cadavre. Enfin le troisième jour, elle s’aperçut qu’une glande du cou grossissait visiblement ; elle communiqua cette remarque au médecin qui commença à croire que la mort n’était qu’apparente ; on employa des frictions et vers le soir, le mari ressuscitait. Il a vécu trente ans depuis… »

Il raconte enfin une autre anecdote que l’on pourrait croire extraite de la littérature, si elle n’était vraie, une anecdote dans laquelle transparaît en filigrane l’idée du mort inquiétant, susceptible tout au moins de revenir : « J’ajouterai un fait horrible, dont j’ai une connaissance personnelle. A Brest, comme partout, une grande fosse est destinée aux pauvres. On les y conduit enveloppés dans une serpillière, et on les enterre côte à côte. Les femmes du peuple ont l’habitude d’aller prier au bord de cet abîme funèbre, non pas pour un mort spécial, la misère confond là tous les cadavres, mais pour les pauvres chers trépassés (c’est l’expression bretonne.) Un jour, la domestique d’un de mes amis, priant ainsi près de la grande fosse, crut remarquer que la terre d’une tombe récemment creusée remuait ! Elle s’enfuit épouvantée […] la place où le mouvement avait été aperçu fut creusée, et l’on trouva le cadavre le bras levé, comme s’il avait fait un effort pour soulever le voile de terre qui l’étouffait. […] »

La question des inhumations précipitées, au cœur de cette lettre, ne commença d’être débattue sur le plan médical qu’au XVIIIe siècle. À cette époque, la mort, en dehors des situations liées à la criminalité, ne fait « l’objet ni de vérification ni de notification légale ; elle est consignée indirectement par le curé, qui tient le registre paroissial des sépultures. Ce sont les proches ou la rumeur qui l’en informent, s’il n’a pas déjà visité le mourant pour lui porter les sacrements. Pas de médecin pour l’attester : chez les pauvres gens, il est rare qu’il soit appelé ; chez ceux qu’il fréquente plus régulièrement, il n’a pas coutume de poursuivre ses visites une fois le pronostic fatal énoncé, et s’efface devant les secours de la religion. » Dès lors, les signes qui attestent le décès relèvent d’une combinaison de bon sens et d’observation.

Durant la première moitié de ce siècle, il semble que la peur d’être enterré vif, qui, si l’on considère ce qui précède, était loin d’être infondée, n’ait pas eu de réelle ampleur en France. Cette crainte allait devenir par la suite plus présente, de pair avec un investissement médical croissant dans la définition de la mort, sans que l’on sache bien si c’est la montée des doutes qui rendit nécessaire l’expertise médicale ou la médicalisation de la mort qui modifia le regard porté sur elle (il semble toutefois que l’on ait trop complaisamment insisté sur cette peur, parlant couramment à son propos de « hantise », d’ « obsession », voire de « psychose collective » : voir Jean-Louis Bourgeon : La peur d’être enterré vivant au XVIIIe siècle : mythe ou réalité ? [1983])

Le premier traité paru fut celui du Danois Winslow (1740), qui inspira à Bruhier d’Ablaincourt sa Dissertation sur l’incertitude des signes de la mort, et l’abus des enterremens, et embaumemens précipités (1742). Peu après, Bruhier réédita son ouvrage, en l’augmentant de nombreux exemples illustrant la question et proposa, entre autres mesures, l’instauration d’inspections obligatoires de tous les corps « réputés morts », menées par des officiers compétents, chargés de vérifier la survenue de la mort et la délivrance systématique des certificats de décès, qui seraient les seuls documents autorisant les prêtres à procéder à l’inhumation (D. S-H., page 198). Quelques années plus tard, Antoine Louis, conseiller de l’Académie royale de chirurgie publia ses Lettres sur la certitude des signes de la mort puis d’autres ouvrages suivirent…

Les bases d’une réflexion complexe et très longue étaient jetées et ainsi, le XIXe siècle fut celui d’une « quête inlassablement recommencée » de signes scientifiquement établis, autres que la putréfaction, permettant de prouver la réalité de la mort ; ce questionnement se prolongea au XXe. L’allusion de Souvestre aux maisons mortuaires – qui avaient vu le jour en Allemagne, en 1791 – se réfère au débat d’idées qui faisait alors rage, les uns préconisant la construction de tels établissements, accueillant les présumés morts en attendant soit leur réveil, soit, justement, l’apparition des premiers signes de décomposition, les autres, estimant qu’un examen médical pourrait suffire.

Cela étant, cet échange entre Souvestre et Le Guern nous intéresse pour une autre raison : parce que le vampirisme, bien que ne se résumant pas à la question des inhumations précipitées, en est tout de même indissociable, les morts mâcheurs, que l’on ne saurait percevoir autrement que comme des enterrés vifs contraints de manger leur chair pour tenter de survivre, en étant l’illustration la plus directe. La sourde culpabilité, de nature à favoriser l’idée même du mort-vivant, du défunt revenant demander des comptes, que ressentirent sans doute – au moins confusément – des acteurs de ces enterrements prématurés, joua aussi un rôle dans le vampirisme ; le fait que le nombre de récits mettant en scène l’identification et la mise à mort de trépassés soit corrélé aux épidémies de peste, durant lesquelles on se débarrassait au plus vite des corps, semble tout au moins en témoigner.

Plusieurs auteurs (notamment Dom Calmet, qui se référa au traité de Bruhier), firent le rapprochement entre vampirisme et enterrements prématurés. Plus tard, en 1753, le prédicateur allemand Johann Friedrich Weitenkampf avança lui aussi cette hypothèse pour expliquer les événements serbes, estimant de plus que les vampires étaient plongés dans une sorte d’état intermédiaire, qu’ils n’étaient pas vraiment morts, ce qui expliquait le grand cri poussé par Arnold Paole lorsqu’il fut transpercé d’un pieu, et le sang coulant en abondance (cette destruction eut pourtant lieu une quarantaine de jours après son trépas… Voir Antoine Faivre : Les Vampires ; page 158).

Hyacinthe Le Guern est l’auteur d’autres livres sur le sujet des inhumations précipitées. Anne Carol : Pudeurs et manipulations médicales du cadavre [France, XIXe siècle] (2012) et : Une histoire médicale des critères de la mort (2015). Sauf mention contraire, les éléments et citations de cette fiche sont extraits de ces articles. Voir supra les fiches de Rohr et Calmet (1679 et 1749).

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