KAYSERSBERG (Johannes Geiler Von). Navicula sive speculum fatuorum. [Au colophon :] Argentorati transscriptum.xvi. die mensis ianuarii. An. M.D.XI. In-4, impression en caractères gothiques à l’exception de la vie de l’auteur en romains, demi-peau de truie estampée à froid de filets et roulettes à motifs végétaux et cynégétiques (cerfs poursuivis par des chiens), titres à l’encre de plusieurs époques au dos, vestiges de fermoirs métalliques (reliure de l’époque). Signatures : 18, 26, 38, A4, B8, C-D4, E8, F-G4, H8, I-K4, L8, M-N4, O8, P-Q4, R8, S-T4, U8, X-Y4, Z8, a-b4, c8, d-e4, f8, g-h4, i8, k-m4, n8, o-p4, q8, r-s4, t8, u-x4, y8, z4, Aa-Bb4, Cc6. 15,3×20,3 cm pour les feuillets, et 16,7×21,5 cm pour la reliure.

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Très belle édition strasbourgeoise de 1511, la première illustrée après l’originale de 1510, de ce recueil de sermons que le prédicateur alsacien Johann Geiler von Kaysersberg écrivit pour préparer au Carême de 1498-1499. Ce livre constitue une variante de la Nef des fous de son ami Sebastian Brant, dont la première édition fut publiée en langue allemande à Bâle, en 1494. Le texte des sermons, sans être précisément celui de Brant, s’appuie largement dessus.

Nous l’avons fait figurer dans la partie « Sorcellerie » en raison uniquement de certains développements dans notre fiche. Mais cet ouvrage n’aborde pas le sujet.

Kaysersberg exerça une trentaine d’années durant sa fonction à la cathédrale de Strasbourg ; c’est son secrétaire et ami, Jakob Other qui établit le texte de la première édition l’année de sa mort. Celle-ci reprend les bois gravés employés pour l’originale bâloise de la Nef des fous. L’ouvrage comporte ainsi 113 gravures dont 112 dans le texte (8,3×11,4 cm) et une à pleine page ; 73 sont d’après Albrecht Dürer.

Nef des fous connut de nombreuses rééditions et traductions, dont plusieurs incunables, notamment en français (1498 pour l’originale en prose), sous des titres variables : Le grant nauffraige des folz qui sont en la nef dinsipience… ; La grant nef des folz du monde ; Sensuyt la grand nef des folz du monde… Dans ce récit, la condition humaine est envisagée sur un ton satirique et moralisateur, mais d’un point de vue pessimiste que résume très bien la métaphore du bateau allant vers son naufrage – qui fait ici l’objet de deux illustrations. Les gravures représentent les différentes manifestations de la folie humaine : le bibliomane, l’avaricieux, l’usurier, le voyageur, le médecin assistant un mort, celui qui s’adonne trop à la danse, le fou de luxure, etc. Dans La Sorcière en Occident, en conclusion du chapitre intitulé « Le temps des méfiances », Guy Bechtel consacre à ce livre une page entière, qu’il intitule « Tous sur la nef des fous ». Il estime que l’influence de ce livre où le Diable ne tient pourtant pas une grande place dans l’illustration « fut loin d’être nulle sur la montée de la névrose générale en cette fin du XVe », en ce sens que l’ouvrage de Brant véhicule l’idée d’une humanité sur une « nef voguant au gré des flots, n’importe comment, guidée par des fous et sous le regard du démon. Satan est le seul timonier de la barque, c’est-à-dire le grand manœuvrier des hommes en ce monde. Il est partout, il guide tout. La planche 76 montre quelqu’un qui trouve un trésor. Qui le persuade de ne pas le rendre à son légitime propriétaire? Le démon » (etc.).

Puis Bechtel livre cet avis qui dépasse le cadre de cette notice : « dans ce monde où le Diable était partout, où la gueule d’enfer (Geuz an ifern) était maintenant omniprésente dans tous les livres européens comme le monstre attendant inéluctablement les humains, on en vient à se demander pourquoi la chasse aux sorcières n’a pas commencé plus tôt, pourquoi la bonne santé mentale du Moyen Âge n’a pas cédé plus tôt. En tout cas, c’est un fait. Alors que toute une chapelle intellectuelle et artistique avait essayé – plus ou moins volontairement – de troubler les hommes sur leur destin et de dénoncer ses ennemis (et ennemies), on ne vit pas de grands massacres. Le XVème siècle sut inventer le portrait-robot et lancer les premières poursuites importantes contre les sorcières, puisqu’elles concouraient sûrement à cette avancée vers notre mort et notre jugement final, dans une grande conspiration avec le Diable. Mais ce siècle ne connut pas encore la grande folie meurtrière, en raison du manque d’adhésion de la base aux idées du sommet. Le peuple, de plus en plus inquiet sans doute, ne crut pas le monde encore vraiment diabolisé. Mais des esprits nouveaux, plus philosophes que religieux, vont au siècle suivant insister sur le côté vivant de l’univers, la présence en son sein d’esprits, de démons, pourquoi pas de diables. Alors, des circonstances économiques et météorologiques aidant, le peuple lui-même appellera au meurtre ; et ce sera l’embrasement général. » (p. 195).

Cette inquiétude que G. Bechtel évoque est à rapprocher des interprétations faites par Brant de la météorite d’Ensisheim, tombée en 1492, ou de la naissance en 1496 d’une truie à double corps, dans lesquelles il voyait des (mauvais) présages. Brant était d’ailleurs loin d’être le seul à cette époque à faire part de son inquiétude quant à ce genre de prodiges : « Du reste, toutes les chroniques de l’époque sont pleines de prodiges. L’attention à ces événements n’est certes pas nouvelle, mais il ne semble pas qu’on les ait jamais recueillis et médités avec tant de passion » (voir Jean Céard : La nature… p. 76-79).

Kaysersberg est aussi l’auteur du recueil de sermons Die emeis (1516) considéré comme le premier livre illustré en allemand sur la sorcellerie ; cet ouvrage comporte notamment une gravure très connue représentant une attaque de loup-garou près d’une maison.

Jean Delumeau cite lui aussi La Nef des fous, dans La Peur en Occident, paru en 1978 : « Brant, de son côté, réunit dans une même synthèse folie, navigation sans boussole ni carte, monde à l’envers et approche de l’Antéchrist. Pour lui aussi, la virulence de Satan ne s’explique que par l’imminence de la catastrophe finale. Au chapitre CIII, il s’écrie : “Le temps viendra ! Il viendra, le temps ! L’Antéchrist, j’en ai peur, n’est plus loin.” » (in Satanisme, fin du monde et mass média de la Renaissance, p. 311, édition Hachette, 2008). Il note aussi p. 261, au sujet d’un sermon prononcé en 1508 : « Pour Geiler, il n’existait aucun espoir que l’humanité s’améliore ; la fin d’un monde corrompu constituait désormais une perspective prochaine. »

Provenance : Melchior Blaurock (ex-libris manuscrit daté de Würtzburg en 1590) ; un possesseur ayant inscrit un ex-libris en lettres latines et hébraïques, daté de 1621 ; Gustav David Merz (ex-libris manuscrit daté de 1750) ; Dante Gabriel Rossetti (ex-libris manuscrit daté de Londres en 1864, probablement le peintre et écrivain anglais, mais l’inscription n’est peut-être pas autographe. Rossetti (1828-1882) fut l’un des traducteurs de la Lenore de Bürger ; il était de la famille de John William Polidori, auteur du fameux Vampyre) ; Thomas Slaney-Eyton (vignette ex-libris armoriée de la seconde moitié du XIXème siècle)

Restauration au premier feuillet dont la partie basse était découpée (peut-être pour supprimer une marque d’appartenance ?) ; la dernière ligne du texte liminaire du verso du feuillet, seule partie imprimée atteinte, a été réécrite à la main. Ce feuillet est remonté sur la marge du feuillet suivant. Quelques taches et perforations, restauration au f. X2 (déchirure sans manque), nombreuses annotations anciennes en latin et allemand, parfois sur les bois, infimes trous de vers aux derniers feuillets, quelques bois avec rehauts anciens de couleurs. Bel exemplaire, bel objet.

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