Deux numéros du Mercure Galant. Janvier 1694. Paris, Chez G. de Luyne, T. Girard, Et Michel Brunet, 1694. Édition originale. Petit in-8 (144×80 mm). 326 pages, 2 ff. n. ch., une médaille et un feuillet de musique replié. Demi-veau brun, plats de veau brun, dos à cinq nerfs, tranches mouchetées (reliure de l’époque). –Fevrier 1694. Paris, Chez Chez G. de Luyne, T. Girard, Et Michel Brunet, 1694. Pet. in-8 (148×82 mm). 346 pages, 1 f. n. ch., une figure et un feuillet de musique replié. Veau brun moucheté, dos à cinq nerfs orné, caissons et fleurons dorés, tranches dorées (reliure de l’époque). Reliures restaurées ; la gravure en regard de la page 303 a été légèrement atteinte par le couteau du relieur. Exemplaires tout à fait satisfaisants. Édition originale pour chaque volume. Très rare.

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La première étude sur le vampirisme.

Dans ces deux numéros, figure une longue et très importante étude en deux parties d’un certain Marigner, Avocat au Parlement de Paris. Ce petit traité s’inscrit dans la continuité de la lettre de mai 1693 de Desnoyers sur les Stryges de Pologne et de Russie. La première partie, intitulée Sur Les Créatures des Elémens, occupe les pages 58 à 166 de la livraison de janvier. Elle « formule longuement un système métaphysique » (Koen Vermeir). La seconde : Sur Les Stryges de Russie, reproduit l’article du Mercure de mai et l’analyse de façon très détaillée (pages 13-119). Antoine Faivre note : « Peut-être s’agit-il de la première apparition du vampire dans un journal, en tout cas dans un article de cette taille […] qui font de Marigner le premier exégète du vampirisme au sens, qui se précise alors, où nous l’entendons maintenant.* Exégèse ni rationaliste ni théologique, mais proprement “magique”, dans la mouvance paracelsienne » (Colloque de Cerisy, pages 46-47 ; voir aussi la fiche de la seconde édition du traité de Ranft).

Le discours de Marigner est complexe et dense. Les quelques lignes suivantes, extraites du très long passage que lui consacre Koen Vermeir (pages 6-9), donnent une idée des notions en jeu, dont certaines seront de nouveau mises en œuvre une trentaine d’années après par des auteurs tels que Michael Ranft: « Marigner les identifie [les vampires] à des âmes condamnées aux limbes. Elles errent dans certaines contrées de la terre et prennent des formes spécifiques, selon la pénitence spécifique qui leur est prescrite. […] Les âmes des vampires restent connectées à leur dépouille mortelle, qui est le lieu de leur pénitence. Ces âmes enveloppées dans une sorte de corps astral, amènent au cadavre du sang frais qu’elles sucent, pour le garder flexible et apte à être habité, et pour le rendre moins grossier et plus spirituel… ».

Marigner fait d’autre part appel à la théorie humorale, initiée par la médecine de l’Antiquité : l’organisme contient quatre humeurs ou liquides corporels – le sang, la bile jaune (colère), la bile noire (atrabile, mélancolie) et la pituite (flegme) –, qui répondent à la fois aux éléments qui constituent l’univers – le feu, l’air, la terre et l’eau –, et aux qualités qui leur sont associées : le chaud, le sec, le froid et l’humide. La prédominance constante d’une ou deux de ces humeurs et de leurs qualités respectives détermine la disposition générale de l’individu, ses états d’âme et son tempérament, qui peut être sanguin, bilieux, flegmatique ou mélancolique.

Partant du principe que « tout est dans tout et réagit sur tout », nombre de savants, à l’aube du siècle des Lumières, en étaient encore à estimer que les maladies mentales relevaient de la pathologie humorale. L’imagination déréglée des hommes persuadés d’être assaillis par des revenants (ou bien enclins à se croire possédés par le démon, ou capables de se transformer en loups-garous, etc. [cf. pages 74 et 81 du numéro de janvier]) était ainsi expliquée par l’altération de la qualité et de la quantité des humeurs, dépendantes du climat particulier d’une région, du mode de vie et de la nourriture de ses habitants et, à l’échelle du macrocosme, de la configuration des planètes. Dans le droit fil de ce type d’idées développées par Marigner, la plupart des auteurs écrivant sur le vampirisme au XVIIIe siècle, clercs ou laïcs, partageront, lorsqu’ils chercheront à expliquer l’origine même de la croyance aux vampires, « le sentiment que les gens superstitieux souffrent d’une “imagination frappée”. » Les humeurs avaient déjà été invoquées pour expliquer ce qui était habituellement attribué au diable, notamment par J. Nynauld, en 1615, dans un traité sur la lycanthropie.

« Malgré l’analyse poussée des faits survenus en Russie, l’article de Marigner n’arriva pas à créer l’événement. On devine pourquoi. Le sujet, présenté d’entrée de jeu comme la reprise d’une information déjà vieille d’environ un an, était de surcroît traité comme un thème fort ancien » puisque, sans que cela ne se justifiât, l’auteur n’hésitait pas à voir dans les stryges de la mythologie gréco-romaine, ces démons féminins (ou sorcières) à corps d’oiseau et aux pattes crochues, qui se repaissent du sang et des entrailles des enfants, les ancêtres illustres des morts voraces de l’Est européen. « Ancrées dans la tradition antique, ces histoires dégageaient un parfum de déjà vu. Pour faire sensation, il fallait au contraire miser sur l’aspect nouveau, inédit des témoignages. Tenter de surprendre et d’intriguer un public, familiarisé depuis longtemps avec les écrits sur les morts maléfiques. Un public abreuvé depuis le Moyen Âge de telles histoires, soigneusement compilées dans les chroniques et les dissertations philosophiques et théologiques. » Cela se produira en 1732.

Le numéro de novembre de la même année abordera une dernière fois le sujet : un article anonyme de dix-huit pages contestant l’analyse de Marigner, qui ne semble mentionné nulle part. À l’instar de certaines autres livraisons de cette gazette**, celles mentionnées ici sont très rares. Ainsi, une quinzaine d’années ont été nécessaires pour trouver le numéro de février et nous avons cherché en vain celui de novembre. Pas dans le catalogue N°1 de la librairie BMCF, qui les évoque pourtant dans sa préface.

Concernant la théorie humorale et ce qui suit : D. S-H. pages 144-145 et 186-192.

* Le traité de Rohr, antérieur, se rattache également à l’histoire des vampires, mais les créatures dont il est question ici répondent beaucoup plus à l’idée que l’on se fait du vampirisme, en raison notamment du fait qu’elles absorbent le sang de leurs victimes.

** Par exemple, celle de février 1696, qui contient la première apparition de La Belle au bois dormant. Elle est absente de tous les catalogues ou collections spécialisés consultés : Gumuchian, catalogue de la librairie Le Tour du Monde (1997), Le Renard et les Raisins (librairie Philobiblon, 2010), Loliée, Once Upon a Time (Justin G. Schiller) et le fond légué par Elisabeth Ball à la Lilly Library.

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