Littérature fantastique et divers

Introduction, ouvrages utilisés pour les fiches

On considère habituellement que la littérature fantastique occidentale commence d’apparaître dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les toutes premières œuvres ne font pas école, du moins immédiatement. Elles ne correspondent pas à ce que l’époque des Lumières attend de ses écrivains. Cependant, quelques années plus tard, vers le dernier quart du siècle, alors que l’esprit scientifique et positif a gagné une grande partie du public éclairé et que corrélativement, l’Église se trouve affaiblie, commencent d’apparaître divers types de textes approchant plus ou moins le fantastique, ou bien de nature à favoriser son émergence. Les uns relèvent de la littérature, les autres se rattachent plutôt à de nouvelles formes de croyances, l’illuminisme notamment : comme le fait remarquer P. G. Castex, les recherches occultes si âprement dénoncées par les philosophes bénéficient alors d’une faveur nouvelle et séduisent des esprits que le dogme ne satisfait plus et que l’angoisse du doute a saisis. Plus s’acharne l’esprit critique et plus s’affirme le besoin de croire, de pallier la destruction des mythes rassurants. Ces textes constitueront une source d’inspiration pour les auteurs à venir.

Un peu plus tard, à partir de la toute fin du siècle, le nombre de récits se rattachant peu ou prou au fantastique augmente significativement. Le genre tend ainsi à se constituer. Enfin, en 1829, en France où le romantisme triomphe, l’introduction des contes d’Hoffmann, parfaitement en phase avec les centres d’intérêt de l’époque, suscite soudainement un immense enthousiasme. De nombreux récits s’inspirant de l’auteur allemand paraissent alors entre 1830 et 1833. Surtout, cette courte période se révèle autre qu’une simple passade : suivie en effet de l’installation d’une véritable tradition fantastique française qui se perpétue, elle institue ce thème littéraire en tant que genre. [1]

Détaillons un peu ces différents points :

Très schématiquement, deux périodes sont à considérer, relativement à la façon dont la littérature fantastique s’est formée. [2] La première, qui inclut les siècles antérieurs au XVIIIe, se termine approximativement vers les années 1750. Les textes correspondants forment une « vaste littérature pré-fantastique qui constitue le sol où poussent thèmes et motifs qu’ensuite le fantastique utilisera » : ce sont les histoires de revenants des traités anciens de démonologie, les relations de procès de sorcellerie [3], les contes de fées, la « poésie de la peur, de la nuit et du tombeau » (surtout Les Nuits d’Young, parues entre 1742 et 1745), ainsi que les Mille et une Nuits, dont la première traduction occidentale, celle d’Antoine Galland, est publiée en France entre 1704 et 1717.

Sans doute doit-on ajouter à cette liste dressée par Antoine Faivre les histoires tragiques, prodigieuses, et leur pendant, les canards – nous ne pensons pas seulement, loin s’en faut, à la célèbre Histoire de Thibaud de la Jacquière, de Potocki (infra), inspirée du recueil de François Rosset (1613), ce dernier ayant exploité quant à lui un fait divers relaté quelques mois plus tôt dans la « littérature » canardière.

Quoi qu’il en soit, les peurs ancestrales telles que celles inspirées par les revenants, le diable, les sorciers, les vampires vont ainsi devenir des matériaux littéraires et on passera peu à peu des légendes et des contes merveilleux à des récits fantastiques.

Le début de la seconde période, celle de la « prématurité », est marqué par la conception que l’on a alors de l’art et de la littérature : « d’une manière générale, mais peut-être plus particulièrement dans les pays germaniques, on n’imagine pas encore qu’un art soit fondé sur des principes purement formels, par exemple qu’on puisse mettre dans une œuvre un surnaturel auquel on ne croit pas. Introduire dans un récit de fiction un surnaturel de surprise risquerait d’être mal compris, du moins jugé comme un acte de superstition. On publie bien des contes où interviennent des éléments du monde suprasensible, mais d’emblée, ils se donnent comme tels, donc ils ressortissent toujours plutôt au merveilleux. » […] « Le scepticisme des Lumières affranchit les écrivains aimant jouer avec des thèmes maudits ou sacrés, comme descriptions macabres, démons ou fantômes, mais cela reste à condition que le jeu se donne explicitement comme tel, c’est-à-dire sans conséquence, qu’il se teinte même d’humour au point de désamorcer par la drôlerie toute inquiétante étrangeté venue d’un usage trop sérieux de la surnature. »

Un événement datant de cette époque, à rebours d’un tel type de point de vue, une première faille en somme, mérite d’être relevé. Il s’agit de la façon dont le père Calmet analysa en 1746 le vampirisme serbe. Le religieux, utilisant une écriture soignée, littéraire, ménageant les effets et notamment l’hésitation, présenta comme attestés des faits surnaturels, tout en les discutant au nom de la vraisemblance et de la raison. En réalité, « la controverse sur les vampires n’est pas la seule de ce genre, mais elle semble la plus significative, et l’on sait l’importance du vampire dans ce qui va devenir la littérature fantastique. » D’ailleurs, des écrivains, dont Alexis Tolstoï dans la célèbre Famille du Vourdalak, s’inspirèrent de ce traité. Daniela Soloviova-Horville fait ainsi remarquer que les données principales sur lesquelles repose la structure narrative de cette nouvelle russe sont empruntées, pour la plupart, à une histoire relatée dans le traité du bénédictin.

Quelques années plus tard, deux œuvres littéraires à la fois très marquantes et totalement isolées, géographiquement et chronologiquement parlant, voient le jour. La première, en 1764, est Le Château d’Otrante, de l’Anglais Horace Walpole. Ce roman, le premier sans doute à avoir pris comme ressort principal d’intérêt la terreur surnaturelle, donnera naissance au très prolifique genre gothique, particulièrement important relativement à la genèse du fantastique, comme nous le verrons plus en détail, ci-après.

La seconde est française : Le Diable amoureux (1772). L’auteur, Jacques Cazotte, était un adepte de l’illuminisme. Ce récit s’appuyant sur la démonologie de son époque introduisit un thème nouveau qui devait rester dans le fantastique : le satanisme, sorte de paganisme transmué et plus ou moins assimilé par le christianisme. Il inspirera des écrivains importants : M. G. Lewis (Le Moine), Hoffmann (L’Esprit élémentaire) et, mais dans une moindre mesure, Schiller pour son célèbre Visionnaire (1786-1789).

Selon Antoine Faivre, ce conte qui favorisa la genèse du genre fantastique mit « du temps à faire école, sans doute parce que là aussi on a du mal à concevoir qu’il puisse y avoir mensonge en art : la “diablesse amoureuse” Bondietta reste contrariante pour un public qui refuse encore de jouer dans l’espace littéraire le jeu de la croyance. » Ainsi, en 1828, un journaliste affirma qu’il demeurait « à peu près le seul ouvrage français dans lequel le surnaturel ne fût pas une fantasmagorie ridicule ou un cadre purement satirique. » [4]

Peu de temps après, en Allemagne, où l’œuvre de Shakespeare, foisonnante de spectres, d’ombres et de fantômes, avait pénétré avec succès une vingtaine d’années auparavant, des ballades se rattachant au Sturm und Drang posent de façon aiguë la question de la crédibilité du surnaturel. La plus célèbre est Lenore, de Bürger (1773), dont le retentissement en Allemagne puis en Angleterre et, plus tard, en France, fut important. Il y est question d’un mort qui vient chercher sa fiancée et l’emmène dans la tombe. Ainsi, de grands auteurs allemands commencent de se tourner « vers les légendes pour les prendre au sérieux, et aussi sans doute afin d’ébranler un peu l’assurance du rationalisme ambiant. […] la confusion entre l’art et la vie commence à s’estomper : on apprend peu à peu à prendre une histoire non pour autre chose que ce qu’elle est, c’est-à-dire non pour un message moral ou religieux, mais pour de la littérature. » Parallèlement, ou bien peu après, jusque vers 1795, d’autres œuvres porteuses de thèmes fantastiques, certaines se révélant inspirantes pour des auteurs romantiques, tel Hoffmann, voient le jour. A. Faivre évoque en premier lieu les contes de Johann Karl August Musaeus (1782/85), où féerie et réalité sont souvent mêlées de façon inextricable, où l’auteur tente « de présenter comme vraies des histoires invraisemblables » et cultive l’ambiguïté. Il évoque de même le déploiement du genre gothique anglais, le roman Vathek de William Beckford (1786) et le développement en Allemagne d’une « littérature noire ou grise, pleine de motifs extraordinaires et propice à l’intrusion du surnaturel ». Cette littérature qui se rapproche parfois du fantastique inclut des œuvres de Benedikte Naubert, dont les descriptions des procédures des tribunaux secrets de Westphalie inspirèrent probablement Anne Radcliffe dans L’Italien, de Christian Heinrich Spiess, en particulier Le Petit Pierre, dont Alice Killen estime qu’il a été pillé par Lewis pour Le Moine, de A. Gleich et K. von Eckartshausen. Sont mentionnés également l’intérêt pour le magnétisme et les sciences psychiques ainsi que pour l’illuminisme [déjà évoqué au sujet de Cazotte], auquel est attaché une littérature de contenu initiatique, « souvent cousine germaine du fantastique », qui déborde largement sur le XIXe siècle et dont Le Visionnaire, à mi-chemin entre l’initiatique et le fantastique expliqué [5], est l’une des premières manifestations. Concernant l’influence des illuministes, A. Faivre, parlant de Swedenborg, indique que ce « visionnaire suédois nous communique une masse considérable de descriptions des mondes angéliques, des espaces intermédiaires, du ciel et de l’enfer, c’est-à-dire de tout ce qu’on rêve de savoir quand nous pousse l’aiguillon de la gnose, et de tout ce dont un écrivain a besoin pour trouver et justifier, en [le] citant, des thèmes relevant de la surnature à l’intérieur d’un récit de fiction. Rappeler ici l’œuvre de cet inspiré qui influencera tant Balzac, c’est seulement citer à titre d’exemple un grand illuminé parmi beaucoup d’autres. Le troisième tiers du XVIIIe siècle, puis la génération de l’Empire, sont comme on sait l’ère de l’illuminisme : magie, théurgie, théosophie occupent une bonne partie de la scène culturelle. Par le nombre et le choix des thèmes et des motifs qu’ils véhiculent, ils préparent le romantisme. »

Enfin, « “… autour des années 1800 et à l’ère romantique, se constitue le genre fantastique” » (Jean Fabre, cité par Antoine Faivre). « Pendant une quarantaine d’années, ces générations de l’Empire et de la Restauration voient fleurir une pléiade d’auteurs encore situés dans la prématurité du fantastique, mais d’autres aussi déjà très spécifiquement fantastiques. » Entre autres œuvres, on peut citer Histoire d’Antonelli de Goethe, qui figure dans Entretiens d’émigrés allemands (1794-1795), l’important récit Egbert le Blond de Tieck (1797), des contes d’Hoffmann mais également des textes illustrant le goût de l’époque pour le métapsychique et le démoniaque (« Fréquemment, leurs auteurs voulant donner l’impression de prendre leurs distances par rapport aux expériences, s’abritent derrière des cautions diverses comme mesmérisme, galvanisme, ou théologie, et injectent dans leurs discours – d’autant plus étranges qu’ils sont pseudo-scientifiques – une dose suffisante du parfum romantique contemporain pour que l’ambiguïté s’installe dans l’esprit du lecteur et y persiste. Si bien qu’aujourd’hui nous les lisons volontiers comme des fantastiqueurs »).

En tout état de cause, comme l’explique P. G. Castex, les contes d’Hoffmann (1809-1822), qui s’accordaient parfaitement aux tendances nouvelles, furent proposés à point nommé au public français, à une époque où le lecteur apparaissait lassé des univers imaginaires d’autrefois : ceux des contes de fées, des contes orientaux, le merveilleux mythologique « qui fait bâiller », « l’allégorique qui endort »… et, selon certains journalistes encore, celui du roman gothique, durement critiqué pour le caractère « mécanique » et même ridicule des péripéties habituellement imaginées par leurs auteurs (informations extraites d’articles de journaux français de 1828 et 1829, cités par Castex).

L’œuvre de cet auteur « constamment dédaigné par la critique allemande qui, universitaire et bourgeoise, préfère les philosophes aux poètes et les esprits solennels aux inventeurs libres et irrévérencieux » (Albert Béguin), fut introduite par le biais d’une véritable campagne menée durant plusieurs mois dans la presse, à partir de mai 1829. Plusieurs traductions parurent dans divers journaux et revues, des articles consacrés à l’auteur furent publiés, puis deux éditions concurrentes des Œuvres commencèrent d’être commercialisées aussitôt après. [6] La solide motivation des traducteurs joua un rôle important dans le succès de l’entreprise et, de ce point de vue, l’influent et très habile Loève-Veimars dont les choix furent pour le moins pragmatiques, pas toujours respectueux de l’auteur, se montra déterminant. Le traducteur n’hésita pas, par exemple, à dénaturer les textes afin de les adapter au goût du public français, ou à en laisser de côté certains, très importants (dont L’Élixir du diable [inspiré par Le Moine de Lewis et lui rendant même hommage dans un passage] et Le Pot d’or). [7]

Comme nous l’avons vu plus haut, on estime que le fantastique en tant que genre naquit à la suite de cette consécration. Ainsi que le fait remarquer P. G. Castex, ce terme recouvrait les marchandises les plus diverses dans les prolifiques et très enthousiastes années 1830-1833, qui virent éclore en France une foule d’œuvres inégales, mais souvent ingénieuses et parfois profondes. Parmi les écrivains qui s’y adonnèrent aussitôt, figurent des noms tels que ceux de Balzac ou Gautier. Ce dernier, à l’instar de Mérimée qui l’avait précédé de quelques années dans cette voie (infra), y sera fidèle toute sa vie. D’autres célèbres auteurs du XIXe siècle tels que Nerval, Lautréamont, Maupassant et Villiers de l’Isle-Adam associeront intimement leur nom à cette littérature. Enfin, l’évolution du genre sera marquée par de nouvelles influences, dont le développement du spiritisme, la restauration de la magie (cf Eliphas Lévi), l’œuvre d’Edgar Poe, traduite à partir de 1844… (quant aux spécificités du fantastique français que nous n’aborderons pas ici, voir Castex, pages 397-406)

Cela étant, nous ne pouvons pas pour notre part envisager d’évoquer le cas de la France sans nous attarder sur le fait que bien avant l’introduction d’Hoffmann, le public était déjà très familier des récits de nature fantastique ou approchante. A notre connaissance et sous toute réserve, cette question intéressante en soi n’a pas été étudiée (au moins, a priori, dans les grandes études sur le fantastique) [8].

Commençons par un état des lieux des écrits de langue française les plus connus, parus dans la période considérée, c’est-à-dire au plus tard vers le milieu de l’année 1829. Les essais sur le fantastique que nous avons consultés citent généralement Le Diable amoureux, les contes de Nodier et ceux de Mérimée [9], parfois aussi quelques œuvres issues de la littérature vampirique, en particulier La Vampire ou la vierge de Hongrie (1824) [10] et, beaucoup plus rarement, Valérie ou La Poupée, que nous avons déjà mentionnés en note.

Les traductions quant à elles sont rarement évoquées dans les essais, ou bien de façon très approximative, bibliographiquement parlant (sauf dans le cas de Maurice Lévy). Elles intéressent plutôt la bibliophilie, les collectionneurs. Elles sont assez nombreuses : des romans gothiques dès 1767 (au moins une quinzaine de titre significatifs du point de vue des liens avec le fantastique, certains bénéficiant de plus de deux éditions, de deux traductions différentes…), des romans de C. H. Spiess (trois traductions du Petit Pierre en 1795, 1796 et 1820, Le revenant ou les quatre siècles [1821] et Willibald ou la légende des douze vierges dormantes [1822]), de Benedikte Naubert, à partir de la fin du XVIIIe siècle (ainsi que trois contes, en 1810, dans un recueil en contenant également cinq de Musaeus), Frankenstein (1821), L’Élixir du diable, d’Hoffmann, paru en janvier 1829 sous le nom plus attractif d’un autre écrivain allemand, Le Visionnaire de Schiller (plusieurs traductions : 1788 [modifiée et augmentée en 1805], 1811, 1825…), Le visionnaire, ou la manie des prodiges, de Thomas Skinner Surr, en 1813 (à moins qu’il ne s’agisse d’une sorte d’adaptation du récit de Schiller), le recueil Fantasmagoriana (1812), dont un des contes, L’amour muet, de Musaeus, connut au moins quatre autres traductions dont la première, très précoce (1805) fut rééditée en 1812, Pierre Schlémihl (1822) de l’Allemand Chamisso, L’enlèvement, de Musaeus, qui livre la légende de la Nonne sanglante (1826), Ondine, de La Motte-Fouqué (plusieurs éditions : 1818, 1819, 1822), des récits de Walter Scott, certains enchâssés dans des romans (Willie le Vagabond en 1824…), de Tieck (Egbert le Blond et Amour et magie en mai 1829), ou encore des contes de l’Américain Washington Irving, l’un d’eux inspiré là encore de Musaeus (deux traductions du Sketch Book à la date 1822, l’une reparue en 1827, et trois du recueil Tales of a Traveller en 1825). Citons enfin ces deux romans très importants, écrits en français par des étrangers : Vathek (1787 et 1815), et Manuscrit trouvé à Saragosse, qui parut partiellement en 1813 et 1814.

Il reste à évoquer deux autres sources :

La première est composée des romans français inspirés par le genre gothique anglais. Il n’est pas exclu a priori que certains entretiennent quelques liens intéressants avec le fantastique. Par exemple, Tête de mort de Lamothe-Langon (1817) contient une part de surnaturel non expliqué (cf Łukasz Szkopiński). Toutefois, il est difficile d’appréhender cette littérature dont la plupart des auteurs semblent tombés dans l’oubli le plus profond, et pour laquelle il n’existe apparemment aucune bibliographie (de ce point de vue, Lamothe-Langon fait figure d’exception). Qui connaît par exemple ces titres glanés sur Gallica : Le château de Sombremar, ou Les deux fantômes, par la comtesse Nardois (1821), Le fantôme blanc, ou Le protecteur mystérieux, de Désirée de Castéra (1810), Armentès et Adélaïde ou le spectre du château de Montenard (1802) ?

La seconde source regroupe les productions françaises autres que celles évoquées ci-dessus. Elle nous semble a priori plus représentative de ce qu’allait devenir le fantastique, mais elle est d’autant plus difficile à cerner que nous ne pouvons nous baser que sur les quelques textes que nous connaissons : quatre d’Eugène Sue recensés par Jean-Pierre Galvan, quatre autres, de différents auteurs et un dernier, de Mademoiselle Clairon, dont le statut paraît différent. [11] Ces courts récits mettent souvent en jeu un fantastique un peu timide mais bien présent, généralement expliqué, que l’on peut qualifier de classique. L’un d’eux, L’Inconnue. Imité de l’Anglais (1826), n’est pas une œuvre originale, en fait, puisqu’il reprend le célèbre épisode de l’Aventure d’un étudiant allemand de Washington Irving, traduit un an plus tôt et plagié plusieurs autres fois (un homme emmène chez lui une femme rencontrée près d’une guillotine mais il s’aperçoit ensuite qu’elle est morte : le collier qu’elle portait masquait la trace de sa décapitation). Sept sont parus dans des revues à tendance littéraire ou bien dans la presse quotidienne, mais peut-être jamais en librairie. Le huitième a connu les deux types de publications. Cinq en tout ont été réédités au cours de la période qui nous intéresse. Il est très tentant de penser que la situation est comparable à celle de la littérature vampirique pour laquelle le nombre de récits parus est en réalité bien plus important qu’on ne pouvait le penser. Ainsi, nous ne serions pas surpris que les contes de nature fantastique ou approchante publiés par des écrivains français avant l’introduction d’Hoffmann soient loin de se limiter à ceux que nous mentionnons ici, ce qui ne manquerait pas d’intérêt du point de vue de l’histoire du genre fantastique en France. [12] En effet, dans la mesure où, depuis longtemps, d’assez nombreuses histoires de ce type paraissaient, certaines étant manifestement très appréciées (cf les nombreuses traductions et les diverses rééditions mentionnées ci-dessus), il serait surprenant que les thèmes correspondants n’aient inspiré que peu d’auteurs français (à moins que ceux-ci n’aient été freinés par l’idée d’entacher leur réputation, mais au vu du contexte que nous venons de décrire, de telles craintes ne devaient pas être rédhibitoires). [13] La mode des vampires, à partir de 1819, était elle aussi susceptible d’être entraînante. Il resterait à savoir le cas échéant quels types de récits auraient alors été publiés et dans quelles conditions. Ce que nous savons des huit textes mentionnés ci-dessus suffit à nous inciter à chercher en priorité des nouvelles parues dans des périodiques.

Notons pour clore le sujet que les compilations (Démoniana, Histoire des fantômes… etc.) procèdent d’un état d’esprit différent et peuvent difficilement être comptabilisées, en dépit d’une certaine parenté.

Le développement de la littérature fantastique au XIXe siècle fut inégal selon les pays. On estime que la plupart des œuvres (des nouvelles, le plus souvent) sont le fait d’auteurs anglo-saxons, parmi lesquels figurent en bonne place des Américains, dont certains écrivirent très tôt leurs contes : Washington Irving (dès 1819), William Austin (1824), Edgar Poe et Nathaniel Hawthorne, à partir des années 1830, Fitz-James O’Brien, vers la fin des années 1850 et plus tard, Francis Marion Crawford, Henry James et, bien sûr, Lovecraft… Dans le cas des littératures russe (et ukrainienne [14]), Patrice Lajoye indique qu’il existe des œuvres fantastiques au XVIIIe siècle. Il cite Vassili Levchine (1746-1826), qui adapta au goût d’alors les contes merveilleux et chants épiques populaires. Au cours du XIXe siècle, les auteurs continuèrent de s’intéresser aux traditions populaires, aux légendes et aux contes tirés du folklore (Pouchkine, Gogol et avant eux, Oreste Somov [1793-1833] qui, le premier, se fit connaître réellement dans cette veine). Par la suite, comme indiqué dans notre bibliographie des vampires, cette branche du fantastique (dans laquelle l’Ukraine est omniprésente) tendit à disparaître durant la seconde moitié du XIXe. Dès le début de ce siècle, l’influence de la France et de l’Allemagne, et notamment celle d’Hoffmann, apparaissait dans le fantastique russe (cf Antoni Pogorelski [1787-1836] et Vladimir Odoïevski [1803-1869]). « Quant à l’Allemagne, on sait qu’E. T. A. Hoffmann n’ayant guère eu de descendants dignes de lui il faut attendre la fin du XIXe siècle pour y trouver une relève. » (A. Faivre) Nous ne connaissons pas précisément la situation des autres pays européens mais a priori, le fantastique s’y est incomparablement moins développé au XIXe siècle.

Revenons à la littérature gothique ; ce genre littéraire riche de centaines de romans à l’ambiance inquiétante, aux décors sombres, peuplés de faux spectres, s’étendit jusqu’aux années 1820. Quelques titres échappent – certains très brillamment – au surnaturel expliqué. C’est le cas du roman fondateur, Le Château d’Otrante, dont la genèse est exceptionnelle et qu’il ne semble pas déraisonnable de considérer comme la première œuvre fantastique européenne, même si, à l’instar du Diable amoureux, il ne répond peut-être pas à l’image que l’on se fait habituellement de cette littérature. Quoi qu’il en soit, le « formidable réservoir d’images » [15] du roman gothique constituera une source importante pour les fantastiqueurs à venir.

Le Château d’Otrante naquit ainsi en 1764 d’un rêve ou plutôt des rêves d’un aristocrate désœuvré, Horace Walpole, un érudit d’une grande sensibilité, fin connaisseur dans le domaine artistique, un homme mal rompu à la dureté du monde. En phase avec le regain d’intérêt de ses contemporains pour le Moyen Âge artistique et littéraire – et l’architecture gothique en particulier –, Walpole décida un jour de janvier 1750 d’adapter à ce style la riante et minuscule ferme de Strawberry Hill qu’il avait acquise deux ans auparavant. Ces travaux qui allaient accaparer une grande partie de son temps pendant un quart de siècle furent terminés, pour l’essentiel, à l’été 1763.

« Pressent-il [en 1750] l’étroitesse des liens qui l’attacheront à sa demeure ? Ou a-t-il pour le gothique une totale prédilection ? On peut bien penser que non. […] il s’éprit du gothique à mesure qu’il le connut mieux. Un rêve intérieur s’empara de lui, auquel il essaya de donner forme matérielle, sans y parvenir totalement. Ses initiatives successives, à Strawberry Hill, apparaissent à l’observateur, comme autant de tentatives pour le cerner de plus près ». […] « Nous touchons là le douloureux paradoxe sur lequel l’entreprise de Walpole repose. Le “vrai faux” de Strawberry Hill, en même temps qu’il fait son orgueil, ne cesse de le tourmenter. » (Maurice Lévy, p. 86)

Alors, un soir de juin 1764, tandis qu’il traversait une période un peu difficile, le propriétaire de Strawberry Hill se serait installé à son bureau, hanté par un rêve fait la veille, où une main de géant recouverte d’un gantelet de fer se trouvait posée sur la rampe d’un grand escalier, et se serait mis à écrire un peu au hasard, sans bien savoir ce qu’il voulait faire. Pris d’un intérêt croissant pour son sujet, il aurait terminé en moins de deux mois son conte, à la fois roman de chevalerie et roman moderne mais avant tout, pour lui, refuge onirique, ailleurs nostalgique à l’écart d’un monde dont il affirmait déplorer qu’il fût « trop soumis à la logique ». De fait, Walpole s’offrait en quelque sorte avec ce livre, « tout ce que son château réel lui refusait : ses cloîtres ensoleillés se transforment en galeries souterraines qui s’enfoncent dans les entrailles de la terre, ses tours prennent de la hauteur… »

Quelques mois après, parut ce court roman qui s’ouvre par la mort de l’héritier de l’illégitime Prince d’Otrante, écrasé par un casque dans la cour du château, un casque tombé du ciel, « énorme, cent fois plus grand qu’aucun casque qui eût jamais été fait pour une tête d’homme et surmonté d’un panache de plumes noires d’une grosseur disproportionnée ». Le parti pris de l’auteur de faire surgir le surnaturel dans un quotidien normal restait très audacieux pour l’époque, même en 1764. Comme l’écrit Maurice Lévy, « Walpole avait marqué en ce milieu du XVIIIe siècle, l’irruption brutale de l’irrationnel dans la banalité romanesque. Alors que ses contemporains abusaient du surnaturel comique ou toléraient, à la rigueur, le féerique, lui, créait le fantastique. » L’invraisemblance des éléments surnaturels du roman fut sévèrement condamnée, « seuls surent apprécier l’irrationnel du conte ceux-là mêmes qui étaient portés par leur goût et leur érudition vers les choses du Moyen Age : il fallait être préparé pour accueillir favorablement une telle histoire ». [16]

Les débuts du genre gothique après ce premier roman furent timides. Ils illustrent remarquablement bien les réticences de l’époque à admettre le fantastique. La deuxième œuvre, Le Vieux Baron anglais, parut en 1777, la troisième en 1783 (Le Souterrain, de Sophia Lee) et il fallut attendre 1786 pour qu’une autre fût publiée. D’autre part, si Clara Reeve, l’autrice du Vieux Baron anglais, déclara dans sa préface s’inspirer de son prédécesseur, elle tint en revanche à se désolidariser très clairement de lui quant à la façon de traiter le sujet, et lui reprocha ainsi d’avoir « répondu trop généreusement à la première exigence du merveilleux ». « Il faut, malgré tout, que l’histoire reste dans les limites de la probabilité ! […] ce qui choque Clara Reeve n’est pas tant le merveilleux […] que le phénomène d’amplification onirique […] ». [17] Enfin et surtout, ces réticences étaient largement partagées puisque c’est Le Vieux Baron anglais, qui n’est pourtant qu’une pâle imitation du roman de Walpole, qui influença le plus les écrivains de la génération suivante, y compris la grande Anne Radcliffe. [18] « Nous y voyons moins la preuve de la valeur du roman [de Clara Reeve], que de l’insolite des thèmes de Walpole, irrecevables, sous leur forme première, pour la mentalité “middle-class”. » On notera enfin que Le Vieux Baron anglais, par son succès commercial et par le fait qu’il inspira d’autres auteurs, joua un rôle essentiel relativement au développement du thème.

Quoi qu’il en soit, le très prolixe genre gothique était né et, avec lui, un univers littéraire dans lequel il est d’usage que des héritiers spoliés réclament réparation après leur mort et que de jeunes personnes, impitoyablement persécutées par des scélérats, des bandits ou des abbesses « franchement démoniaques », meurent abandonnées dans des souterrains de châteaux aux fenêtres ogivales, soient, bien qu’innocentes, traînées devant les tribunaux de l’Inquisition… [19]

Quasiment tous les romans de cette imposante production sont aujourd’hui tombés dans l’oubli [20] mais un certain nombre de titres, se détachent. Plusieurs sont remarquables, voire excellents, comme Zofloya ou le Maure de Charlotte Dacre (réédité assez récemment) et, enfin, deux sont de véritables chefs d’œuvre, chacun basé sur le thème du pacte diabolique.

Le premier est Le Moine (1796), dont le très jeune auteur, M. G. Lewis, à la fois inspiré par les rudes « matériaux » d’une certaine littérature allemande alors en vogue – notamment la légende de la nonne sanglante qu’avait fixée Musaeus – et guidé, voire trahi par ses démons intérieurs, osa associer, sur fond d’arrière-pensées sadiennes, la représentation figurée de ses propres rêves érotiques au « cauchemar purement architectural de l’école gothique ». Comme l’explique Maurice Lévy, le caractère exceptionnel de ce roman, sa puissance et son immense audace, se mesurent au très faible nombre d’auteurs qui s’en inspirèrent directement – on dénombre à peine une dizaine de pactes avec le diable dans la littérature gothique – et à leur propension à s’autocensurer, entre autres en recourant quant à eux au surnaturel expliqué, qui annule le fantastique et diminue la qualité littéraire des récits. [21]

Le second est bien sûr Melmoth (1820), du pasteur C. R. Maturin, seul auteur à aller aussi loin que Lewis dans ce jeu avec le feu. Comme le souligne Maurice Lévy et sans qu’il soit utile de compléter son propos, Melmoth est un « roman, gothique sans doute, mais qui, pour la première fois, accède aux sphères de la haute littérature, où, parmi le peuple des chimères universelles inventées par l’esprit humain pour dominer ses angoisses, [le héros] a pris place pour l‘éternité entre Faust et Ivan Karamazov. » (p. 588)

Selon les mots d’André Breton, Melmoth fut le chant du cygne du roman gothique ; celui-ci s’éteignit en effet vers cette époque.

Notons que Maturin avait déjà publié en 1806 un authentique et très impressionnant chef d’œuvre : La Famille de Montorio, ou la fatale vengeance. Toutefois, signe de l’époque, peut-être (probablement ?), ce roman fait appel au surnaturel expliqué.

[1] Pierre-Georges Castex traite en détail la question de l’introduction d’Hoffmann en France et de son influence.

[2] Voir : « Genèse d’un genre narratif, le fantastique (essai de périodisation) », par Antoine Faivre, in Colloque de Cerisy. La littérature fantastique, p. 15-43 (Albin Michel, 1991, 247 p.), essentiellementt la partie consacrée à la période se terminant en 1824. Cette date, qui signe la fin de ce qu’A. Faivre nomme « prématurité », correspond à la publication du « premier texte fantastique au sens le plus restrictif du terme » : The Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner, de l’Ecossais J. Hogg. A. Faivre, considérant comme Max Milner que le propos du fantastique est de jouer sur les limites du vérifiable et de l’invérifiable, estime en effet que chez Hoffmann, qui précède Hogg, « le féerique allégorisant, toujours plus ou moins présent, l’emporte » : il ne s’agit pas de « fantastique proprement dit » (dans L’art et la littérature fantastiques, Louis Vax note que le fantastique d’Hoffmann « n’est pas encore détaché tout à fait d’un féerique qui nuit à sa densité »). Dans un souci de fluidité, nous n’avons pas signalé les quelques ajouts auxquels nous avons procédé, ni utilisé systématiquement les guillemets lors des citations.

[3] Par exemple, le Malleus Maleficarum des inquisiteurs Sprenger et Institoris (1485) est riche d’histoires inspirantes pour les écrivains : une femme morte et enterrée mange petit à petit son linceul et prolonge de la sorte l’épidémie de peste, tandis que des sorcières avouent faire bouillir des enfants qu’elles ont ravis à leurs parents, pour préparer leurs onguents… Dans Dialogue de la lycanthropie de Prieur (1596), un homme, blessé alors qu’il s’était transformé en loup-garou, conserve sa blessure après avoir repris forme humaine. Les comptes rendus des cas de possession dans des couvents français au XVIIe siècle font état de phénomènes tels que ceux relatés dans le livre qui a inspiré le film L’Exorciste (lévitation, capacité à s’exprimer dans une langue étrangère…). On peut citer également les histoires de morts insatisfaits qui refusent de quitter le monde des vivants tant qu’ils ne sont pas apaisés. Elles constituent une source importante pour la littérature. Notons enfin que le célèbre poème vampirique de Goethe, La Fiancée de Corinthe (1797), fait plus que puiser dans des thèmes anciens puisqu’il est directement tiré d’un récit de la période antique.

[4] Deux autres (courts) récits français du XVIIIe siècle approchant plus ou moins le fantastique sont mentionnés par quelques auteurs (mais pas par P. G. Castex, ni A. Faivre) : Valérie de Florian (1792) et l’Histoire du sorcier Galichet, incluse dans les Mémoires de l’Académie des Colporteurs, du comte de Caylus (1748). Dans Panorama de la littérature fantastique de langue française, Jean-Baptiste Baronian évoque aussi La Poupée de Jean Galli de Bibiena (1747), où il perçoit, comme dans Valérie, « des traces de vrai fantastique ». Ces traces peuvent sembler peu significatives à la lecture, anodines, mais elles constituent visiblement des exceptions, ne serait-ce que statistiquement parlant ; ainsi, ces textes méritent-ils d’être cités. Par ailleurs, il est souvent indiqué que A true Relation of the Apparition of Mrs Veal, attribuée à Daniel Defoe (1706), pourrait être la première histoire fantastique. Cela ne contredit pas les affirmations d’A. Faivre, dont les découpages et périodisations ne doivent pas être pris « pour autre chose que ce qu’ils sont, c’est-à-dire de simples repères commodes. » Ce dernier précise : « Il y aurait au demeurant beaucoup à dire sur l’absence, dans ce texte, de certaines caractéristiques du genre. » Concernant cette fois l’influence de Cazotte, voir par exemple Castex, p. 39-41, qui rappelle la « clairvoyance critique » de Nerval lorsqu’il signale le « rôle de Cazotte dans “la création d’une sorte de poésie et de littérature fantastiques qui, à cette époque, avaient tout le mérite de l’invention et de la nouveauté” ». Enfin, Castex semble considérer que Le Diable amoureux a tardé à faire école parce que le public de la fin du XVIIIe siècle et du premier quart du XIXe était plutôt tourné vers « les histoires de terreur où le merveilleux intervient de la manière la plus gratuite et la plus absurde. » (p. 9)

[5] Ce roman inachevé d’un écrivain ancré dans l’Aufklärung était plutôt destiné à dénoncer le goût croissant de l’époque pour l’irrationnel et l’ésotérisme. Cet engouement se concrétisait notamment par la naissance de sociétés secrètes ou encore par les pratiques de charlatans tels que Cagliostro, Casanova, voire Saint-Germain (impressionnantes séances d’invocation d’esprits défunts réalisées à l’aide de trucages, prédictions etc.) Notons que Le Visionnaire fut inspiré par un article de 1786 dans lequel un neveu du duc Karl Eugen exprimait sa foi dans les phénomènes de spiritisme et soutenait que l’existence et la manifestation des esprits peuvent être religieusement fondées. Pour plus de détails, voir « Le Visionnaire de Schiller ou l’ésotérisme déjoué ? » de Jean-Louis Elloy, dont nous extrayons nos informations – que nous donnons avant tout pour illustrer le contexte de l’époque et souligner à quel point celui-ci pouvait être inspirant pour des écrivains. Bien sûr, les aventuriers que nous citons ci-dessus ne sont pas représentatifs dans la mesure où des personnages tels que par exemple les illuminés Emmanuel Swedenborg (dont il est question après la remarque qui fait l’objet de cette note), Martines de Pasqually ou encore Claude de Saint-Martin, qui prétendaient apporter une nouvelle révélation, étaient pour leur part, comme le rappelle Castex, des hommes de bien. Notons à leur sujet qu’en fait, leur influence, profonde mais discrète, doit beaucoup à d’autres auteurs tels que le Suisse Lavater, qui eurent recours pour leur propagande à des méthodes plus concrètes qui touchèrent un public plus large. « Ce sont les vulgarisateurs de l’illuminisme. » (Castex, p.13-24). Le Visionnaire échappa finalement à son auteur en ce sens qu’il constitua par la suite une source d’inspiration pour des romans d’épouvante (Schauerromane) ou mettant en jeu ces sociétés secrètes (Geheimbundromane). Le roman devint même une référence pour des romantiques tels que Tieck, Achim von Arnim et Hoffmann.

[6] Les quatre premiers volumes de l’édition Renduel sortirent au début du mois de décembre 1829. Quelques traductions ou adaptations en français de contes ou d’extraits avaient déjà paru avant mai 1829. Il semble que l’épithète « fantastique » fut associée pour la première fois à cette littérature à l’occasion de l’une de ces publications. On lit en effet dans une note d’une revue suisse qui, entre janvier et avril 1828, fit paraître deux traductions d’extraits de contes et une présentation d’Hoffmann : « Le morceau dont nous donnons ici la traduction pourra paroître bizarre à bien des lecteurs. Ce genre fantastique, moitié plaisant, moitié sérieux, ce jeu de l’imagination qui semble n’avoir d’autre but que l’activité même de cette faculté, ce vague qui laisse le lecteur en doute s’il se trouve dans le monde réel ou dans les régions du merveilleux, tout cela est peu goûté en France où on veut du positif, et où le lecteur se sent peu disposé à servir, en quelque sorte, de jouet à l’auteur. » (Bibliotheque Universelle des sciences, belles lettres et arts, faisant suite à la Bibliothèque britannique, mars, p. 330-331). Un article très élogieux pour Hoffmann (et très instructif par ailleurs relativement à certains sujets abordés dans cette introduction) avait également été publié dans le 2 août 1828 dans Le Globe. Notons qu’à l’instar de L’Élixir du diable, Olivier Brusson (1823) (c’est-à-dire Mademoiselle de Scudéry), ne mentionne pas le nom de l’auteur. Enfin, la traduction de L’Archet du Baron de B. parut en mai 1828 dans Le Gymnase. C’était la première traduction complète et sous son nom d’un conte d’Hoffmann.

[7] Il eut à faire face aux attaques du célèbre Walter Scott qui, voyant un rival en Hoffmann, s’efforça de le discréditer. Par ailleurs, conscient que l’acceptation d’une telle littérature par le public français n’allait pas de soi, il eut l’intelligence de choisir avec une prudence significative les premiers contes des Œuvres (édition Renduel). Voir le livre de P. G. Castex.

[8] Nous avons consulté entre autres les ouvrages suivants : Pierre-Georges Castex : Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant (déjà cité) / Jean-Baptiste Baronian : Panorama de la littérature fantastique de langue française, (2000 ; édition entièrement refondue) / Marcel Schneider : Histoire de la littérature fantastique en France (1985 ; première parution en 1964).

[9] Dans le cas de Nodier : Une heure ou la vision (1806), Smarra (1821) et Trilby (1822). Par la suite, cet auteur publia huit autres contes, dont La fée aux miettes (1832) et Lydie ou la résurrection (1839). Pour Mérimée : Vision de Charles XI (juillet 1829) et trois autres qui touchent au genre : Théâtre de Clara Gazul (1825), La Guzla (1827), La Jaquerie (1828) et Chronique du temps de Charles IX (paru au plus tard en mars 1829). Nodier déclara dans la préface de la réédition de 1832 de Smarra : « … J’étais seul, dans ma jeunesse, à pressentir l’infaillible avènement d’une littérature nouvelle […] Je m’avisai un jour que la voie du fantastique pris au sérieux serait tout à fait nouvelle […] Le mauvais succès de Smarra ne m’a pas prouvé que je me fusse entièrement trompé sur un autre ressort du fantastique moderne, plus merveilleux, selon moi, que les autres. Ce qu’il m’aurait prouvé, c’est que je manquais de puissance pour m’en servir, et je n’avais pas besoin de l’apprendre. Je le savais. »

[10] Notons que « dans un temps où la littérature fantastique n’en est qu’au début de son spectaculaire essor, Lamothe-Langon, lui aussi, semble encore hésiter, après avoir publié plusieurs romans noirs basés sur le surnaturel expliqué, à proposer un récit ouvertement fantastique » tel que celui-ci. « C’est probablement pour cette raison qu’il a décidé d’inclure à la fin de sa préface un moyen de parer aux critiques potentielles, en proposant une interprétation métaphorique de son roman. » (voir l’article « Étienne-Léon de Lamothe-Langon et ses vampires » de Łukasz Szkopiński, dans le dossier Retour sur les vampires du Rocambole, en particulier la remarque concernant la fin de la préface de La Vampire).

[11] Commençons par le récit de Mademoiselle Clairon. Publiée en 1798 dans Mémoires d’Hyppolite Clairon, et réflexions sur l’art dramatique, cette histoire de revenant qui semble devoir être considérée comme une histoire « vécue » peut être lue comme une fiction (voir Mémoires de Melle Clairon, de Lekain… avec avant-propos et notices…, 1878, p. 53 et suivantes). Goethe, qui avait eu accès au texte sous forme manuscrite, s’en inspira fortement pour Histoire d’Antonelli. Les huit autres récits sont Le pouvoir de la conscience (Mercure de France, 10 février 1810), signé L. de Sevelinges / Le Revenant de Berlin (Mercure de France, octobre 1816, signé La Servière) / Le Spectre de l’Auberge, de C. J. Rougemaître, publié fin 1818 dans L’Astrologue français, ou Le Petit homme bleu. Cette nouvelle dans laquelle le fantastique n’est pas expliqué connut deux rééditions, l’une dans la presse en 1821, l’autre en 1820, dans un ouvrage où figure aussi une nouvelle traduction de L’amour muet (Voyage d’un champenois à Paris, 1820, tome 2). Bien sûr, nous ne pouvons pas garantir qu’il ne s’agit pas d’une traduction non avouée, mais rien ne le laisse penser. / Inès, Albert, L’heure fatale et L’Inconnue. Imité de l’Anglais, les quatre attribuables à Eugène Sue, parus dans Le Kaléidoscope en 1825 et 1826, et peu après dans La Psyché (Jean-Pierre Galvan : Les Débuts littéraires d’Eugène Sue). Nous remercions à cette occasion M. Galvan d’avoir attiré notre attention sur l’existence de ces récits français précoces et de nous avoir fourni ces quatre titres. C’est cela qui nous a incité à nous intéresser au sujet. / Le retour du croisé ou l’esprit follet (La Nouveauté, 10 et 11 août 1826, auteur anonyme).

[12] Notre bibliographie des vampires met en effet en lumière le fait que les imprimés anciens (presse, livres) contiennent un nombre important de nouvelles et romans qui semblaient jusque-là complètement ignorés ou bien n’avoir été mis au jour que très récemment. Ainsi est-il certain que ne pas connaître les textes n’implique en aucune façon qu’ils n’existent pas en quantité importante. A ce sujet, il n’est pas inutile d’évoquer brièvement les recherches par mots clés dans les documents numérisés. Les résultats donnés par les moteurs de recherche n’ont la plupart du temps pas d’intérêt. Par exemple, « vampire », qui est par ailleurs un mot très pertinent dans le cadre de la littérature vampirique, puisqu’il figure sans doute dans une grande majorité des histoires, génère 50000 résultats sur Rétronews pour la période 1820-1950 : titres de spectacles, emploi métaphorique du terme dans des articles ou dans la littérature, relations de faits divers… De plus, ces résultats, de façon générale, comportent des omissions, ce qui oblige à réitérer régulièrement les recherches, indépendamment de la mise en ligne de nouvelles numérisations. La bibliographie des vampires nous a ainsi occupé durant près de deux ans, souvent plusieurs heures d’affilée, mais malgré cela nous avons découvert plusieurs nouveaux textes juste après l’avoir close (ce qui nous laisse songeur quant à ce qui reste à extraire, d’autant plus que nous n’avons guère eu l’occasion de chercher ensuite). Dans le cas du fantastique, nous n’avons pu consacrer que quelques jours aux recherches. Il est très important de noter à ce sujet que les mots clés « spectre », « fantôme » et « revenant », s’ils méritent évidemment d’être testés, sont loin de figurer dans tous les contes. De ce point de vue, la situation est vraiment différente de celle de la bibliographie vampirique : il est plus difficile de repérer les textes et donc de se faire une idée de leur nombre (cela étant, compte tenu des périodes d’étude, la quantité d’imprimés dans laquelle chercher est beaucoup moins importante). Signalons enfin cet ouvrage de René Godenne paru en 2013 : Inventaire de la nouvelle française (1800-1899) répertoire et commentaire. Les textes recensés sont tous parus dans des recueils (le cas de la presse n’est pas étudié). Nous n’y avons rien trouvé qui semble pouvoir être retenu mais nous n’avons pas approfondi.

[13] Il nous faut toutefois préciser que certains titres cités étaient lus pour d’autres raisons que leurs liens avec le fantastique (les romans de Walter Scott par exemple). Signalons de même que lorsque Loève-Veimars publia les premiers volumes des œuvres d’Hoffmann, il prit garde à ne pas y faire figurer les textes « les plus franchement extraordinaires », ce qui met en lumière les réticences supposées du public (cf Castex). On pourrait également citer les nombreux articles de presse où le goût français est opposé à celui des Allemands ou des Anglais, ou les précautions que prend Madame de Staël quand elle commente La Fiancée de Corinthe dans De l’Allemagne (1810). Quoi qu’il en soit, l’existence de cinq traductions du conte fantastique L’amour muet, celles du Visionnaire et d’Ondine, ou encore les rééditions des quatre textes d’Eugène Sue, montrent l’existence d’un intérêt et d’une demande bien réels.

[14] La plus grande partie de l’Ukraine fut intégrée à l’Empire russe à partir de 1775. Pour cette raison, il n’existait pas réellement de barrière culturelle entre les deux peuples durant tout le XIXe siècle (cf la préface de La Grande Anthologie du Fantastique russe et ukrainien, dans laquelle nous avons puisé toutes nos informations).

[15] Maurice Lévy, p. 653.

[16] Voir les p. 139 et 132-133. Walpole avait tout à fait conscience du caractère novateur de son roman. Craignant un rejet, il essaya d’en atténuer les effets de diverses façons dans la préface de l’édition originale et dans celle de la deuxième en 1765 (motivée par le désir d’avouer la paternité du roman à la bonne société, l’originale étant parue sous un faux nom). Il se plaça à cet effet sous l’autorité de Shakespeare, invita le lecteur à se distancier de la « froide raison »…

[17] M. Lévy, p. 174. Outre le fait que Walpole composa son conte alors qu’il était encore sous l’impression d’un rêve, « les épisodes s’ordonnent selon la “logique” des rêves, s’effacent et se remplacent sans que s’établissent entre eux des liens de nécessité. […] » (p. 108-109) On sait l’intérêt que portèrent les Surréalistes à cet aspect du roman.

[18] Cela dit, on ne saurait réduire Anne Radcliffe au fait qu’elle évite l’emploi du surnaturel et affirmer par conséquent que le fantastique lui est étranger : ce serait sans nul doute une erreur. M. Lévy, qui déplorait visiblement certains jugements peu argumentés précise à ce sujet que tout n’est pas expliqué dans les romans d’Anne Radcliffe, que certains événements ressortissent donc au surnaturel. Surtout : « Le fantastique radcliffien a moins pour source l’intrusion, réelle ou supposée, de l’insolite dans le quotidien, que le climat d’angoissant mystère qui pèse sur les personnages et leurs gestes, et que ne détruisent pas les peu convaincantes explications finales […] les commentaires sur les spectres sont bien plus importants que leur apparition effective. » (p 281). Et : « la société anglaise […] par la voix de ses représentants les plus autorisés […] non seulement goûta, mais prit au sérieux, les productions d’une romancière qu’il est trop facile, aujourd’hui, de caricaturer. […] Le roman gothique ne sera plus le même après le rapide passage de cette jeune femme sur la scène littéraire [elle a publié ses livres entre 1789 et 1797 ; celui de 1826, est une publication posthume]. La longue cohorte de ses imitateurs (…) ne sut capter qu’un pâle reflet de ce qui fait le charme profond de ses romans. En s’arrêtant aux procédés, ils s’aveuglaient sur la vraie nature de son art. »

[19] Maurice Lévy définit le genre « gothique » par le fait que cet adjectif « recouvre dans tous les cas l’usage d’une architecture médiévale, la présence – réelle à des degrés divers – de l’Au-Delà, et une atmosphère particulière, faite d’angoisse et de mystère. » Il précise : « Rien ne paraît nous autoriser à qualifier de “gothique”, sinon en faisant intervenir le jeu subtil de trop lointaines analogies, un roman où ne seraient pas réunis, même embryonnairement au moins, ces trois caractéristiques essentielles. » (p. 388-389) Ainsi écarte-t-il par exemple Vathek.

[20] Cet oubli, il faut le reconnaître, est compréhensible. Cependant, cela ne signifie pas que ces récits soient dénués d’intérêt : « On a sans doute fait mieux, par la suite, que ces tâcherons de l’horreur, et le lecteur moderne se lasse vite de ces histoires invraisemblables qui n’arrivent plus à lui faire peur. Pourtant, le style dans lequel elles sont écrites, outre qu’il donne l’échelle qui doit servir à mesurer leur qualité, leur confère, par son outrance naïve, et sa criante médiocrité, un charme spécial et désuet. Ces métaphores hardies et soutenues, ces épithètes choisies avec soin, pour leur puissance évocatrice du terrible et du ténébreux, ces phrases qui n’en finissent pas et tâchent de rendre les mille nuances de l’exquise courtoisie du passé, rappellent opportunément qu’il s’agissait d’épouvanter des jeunes filles en robes à panier et des messieurs en jabots de dentelle. Cette préciosité dans l’expression de l’atroce est si inattendue qu’elle atténue les absurdités du récit et ranime, pas toujours à des fins critiques, l’attention la plus défaillante. Comment ne pas être conquis par une description d’héroïne où entrent les images les plus banales d’un certain style poétique, quand on la sait promise à des tourments qui relèvent d’un tout autre registre ? » (Maurice Lévy, p. 431)

[21] Par exemple, des auteurs expliquèrent des faits étranges par des subterfuges tels que la ventriloquie ou des phénomènes optiques (comme dans Le Visionnaire). Dans Les trois Espagnols ou le château de Montillo, l’auteur, G. Walker, permet à l’héroïne d’annuler au dernier moment son contrat impie en invoquant le nom de Dieu. Ces écrivains « étaient peu préparés à [suivre Lewis] au delà des limites de ce qu’ils appelaient le Bon Sens. » […] « Il fallait beaucoup de hardiesse pour jouer avec le Démon, quand on savait, par expérience, la vigilance du public et l’intransigeance des censeurs. » (p. 418-431)

Principaux ouvrages utilisés pour la rédaction des fiches

– Katrin van Bragt : Bibliographie des traductions françaises (1810-1840). Ces deux dates correspondent aux publications françaises. La source de base est la Bibliographie de la France, qui ne prend en compte ni les livres en français publiés à l’étranger, ni, surtout, la presse. Il est précisé par ailleurs que « n’ont pas été retenus les ouvrages qui se présentent comme de lointaines “imitations” ou, comme des textes “inspirés de…” : en l’absence de référence claire à un auteur original, ces textes accusent souvent un écart important sur le plan du genre. » Bien sûr, enfin, les traductions ou adaptations qui omettent le nom de l’auteur original sont susceptibles d’être elles aussi absentes ou non identifiées. Ainsi était-il inenvisageable de nous limiter à cette (excellente) bibliographie pour rechercher les traductions des textes qui nous intéressaient, les omissions auraient été beaucoup trop importantes.

– Liselotte Bihl et Karl Epting : Bibliographie de traductions françaises d’auteurs allemands (1987) ; nous avons utilisé uniquement le tome I, qui couvre la période 1487-1870. Ces deux dates correspondent aux publications allemandes. Cette bibliographie a été établie essentiellement sur la base du catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque Nationale. Elle ne peut être exhaustive dans la mesure où les fichiers de la salle des catalogues à la Bibliothèque Nationale, qui complètent le catalogue précédent, n’ont pu être exploités systématiquement. La remarque précédente s’applique.

– Maurice Lévy : Le roman gothique anglais 1764-1824 (Albin Michel, 1995 ; première publication : 1968). Il s’agit de la thèse d’état de l’auteur et sans aucun doute de la somme française la plus complète sur le sujet. Une importante bibliographie du roman gothique en traduction française figure à la fin. Nous nous sommes constamment référé à cet ouvrage majeur. Tout ce qui figure dans cette introduction en est extrait. Pour ce qui concerne le roman fondateur, voir le chapitre intitulé « Le rêve gothique d’Horace Walpole », p. 77-142. Sauf indication contraire, les guillemets correspondent à des citations de ce livre.

– Pierre-Georges Castex : Le Conte Fantastique en France (ouvrage déjà décrit dans l’introduction de la catégorie « Vampirisme »)

– Librairie Marc Loliée : Romans Noirs, Contes de Fées, Contes Fantastiques – Le Merveilleux – Pré-Surréalistes – Esotérisme. 1952. Il s’agit du premier catalogue de cette importance consacré à ces genres littéraires (636 numéros).

– Librairie du manoir de Pron (Gérard Oberlé) : De Horace Walpole à Jean Ray. Romans gothiques anglais, romans noirs… (1972). 596 numéros.

– Librairie Henner (Alain Sinibaldi, 1977) : Le roman de terreur ou roman noir en France de 1760 à 1830.

– Librairie Pierre Saunier : Les fatidiques (2002)

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