INSTITORIS (Henricus) SPRENGER (Jacobus). Malleus Maleficarum, Maleficas, & earum haeresim, vt phramea potentissima conterens (à la fin : ) Anno XX Coloniae excvdebat Joannes Gymnicvs (1520). In-8, veau brun foncé, écusson à froid sur les plats, dos à nerfs (reliure de l’époque). A1-8, a1-3, [blanc] A1-Ii8. 93×142 mm. Coiffes restaurées ; papiers des gardes renouvelés ; fines galeries de vers marginales le long du volume, restaurées en grande partie ; renfort au titre. Une rosace discrète tracée sur le cuir du deuxième plat. Sur le titre, ex-libris manuscrit de l’époque (illisible). Ex-libris moderne contrecollé au contreplat : Robert J. Hayhurst. Deux trous à chaque plat laissés par des lacets aujourd’hui disparus. L’exemplaire est tout à fait plaisant.

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Le Malleus Maleficarum (Marteau des Sorcières), le plus implacable des manuels d’inquisiteurs, ne peut guère être commenté sans évoquer au préalable certains ouvrages qui l’ont précédé et le contexte qui les a fait naître. [1]

Guy Bechtel, qui traite longuement la question de la lente émergence de la répression, explique que la croyance à l’existence d’une « nouvelle sorcellerie » se dessina vers 1400, lorsque certaines élites se convainquirent, ou plutôt s’imaginèrent que le Malin comptait désormais des représentants insidieusement disséminés au sein même de la société : des sorcières d’un nouveau type, pratiquant le pacte diabolique. Les historiens s’accordent très majoritairement sur les éléments qui entrent dans la composition de leur « portrait-robot : le maleficus de l’Antiquité tardive, le nécromant du début du premier millénaire, l’oiseau volant ou strige de l’Antiquité, enfin le signataire de pacte diabolique, le tout féminisé pour aggraver la menace en la liant au mystère du deuxième sexe. » (p. 126-128)

De fait, quelques procès furent menés dès cette époque : ils eurent d’abord lieu vers le lac Léman avant de gagner toute la Suisse puis le couloir rhénan et l’Allemagne. Les interrogatoires permirent de faire avouer aux accusés ce que les juges voulaient (avaient peur d’) entendre et en retour, ceux-ci se convainquirent davantage de l’existence de ce deuxième type de sorcellerie. Mais il fallait aussi, en quelque sorte, diffuser partout ce portrait-robot, afin d’aider les juges à identifier les coupables et les faire exécuter et ce fut là le rôle d’un certain nombre de publications – quelques dizaines – qui s’étoffèrent au fil des années, au fil de la montée des peurs.

G. Bechtel parle au sujet de cette invention de la « nouvelle sorcellerie » d’un « des plus jolis coups de désinformation jamais réussis par le Moyen Âge », qui fit oublier la bénignité intemporelle des petits sorciers [auxquels il arrivait toutefois d’être exécutés] et les remplacer dans l’imaginaire des contemporains par de prétendus suppôts de Satan que personne n’avait jamais rencontrés dans leurs pratiques.

La Practica Inquisitionis hæreticae pravitatis, œuvre du dominicain Bernard Gui (1261-1331), ne pouvait pas, « compte tenu de l’époque précoce où elle fut rédigée (entre 1319 et 1324), rendre compte de façon satisfaisante de l’émergence de la nouvelle sorcellerie. On n’y trouvait rien qui s’appliquât précisément aux nouvelles formes du Mal. Gui ignorait le sabbat et dénonçait surtout les superstitions campagnardes. Il parlait du maléfice classique, des invocateurs de démons obéissants, des enfants ensorcelés, des petites privautés indignes entre époux, enfin des poupées de cire ou de plomb pour les envoûtements. Tout cela relevait de la vieille magie, que Gui ne prenait même pas très au sérieux. » Autrement dit, les références faisaient défaut pour qui se préoccupait du fléau qui émergeait.

Le Directorium Inquisitorum d’Eymerich, écrit plus de cinquante ans après le traité de Bernard Gui fut « quoique incomplet, le premier ouvrage à refléter l’évolution vers la magie noire, celle qui faisait problème par la paction diabolique… » (voir à la date 1762). G. Bechtel évoque ensuite successivement d’autres livres parus à la suite de celui d’Eymerich : le Formicarius de Hans Nider, conçu vers 1435-1437, le Tractatus contra daemonum invocatores de Jean Vinet (1450), inquisiteur de Carcassonne, où « le Diable est maintenant devenu un maître de cérémonie présidant au sabbat », le Fortalicium fidei d’Alphonse Spina (1459), modèle d’antijudaïsme développant par ailleurs une subtile argumentation au sujet du transport aérien (même si c’est en rêve que le sorcier se rend au sabbat, il mérite la mort), le Flagellum maleficiorum de Petrus Mamor (1462), le Traité contre les arts magiques de Jean Vincent (1475), et enfin le Malleus Maleficarum.

Les deux auteurs du Malleus étaient déjà connus par leur activité. Ils avaient en effet poursuivi, emprisonné, brûlé dans les années précédentes. Institoris, de son vrai nom Heinrich Krämer, qui fut le principal ou peut-être l’unique rédacteur du Malleus, avait commencé sa carrière d’inquisiteur en 1474, en Allemagne du sud, après avoir été professeur de théologie. Sprenger était un dominicain de plus grand renom que Krämer ; il était devenu inquisiteur en 1470 mais était peu actif en ce domaine. Sa grande renommée eut un impact important pour la promotion de l’ouvrage dont il fut la garantie.

Les deux hommes se connaissaient de longue date lorsqu’ils entreprirent de publier leur ouvrage. Une circonstance particulière les y décida, qu’ils racontent dans le livre : en 1485 l’évêque tyrolien Georg Golser fit libérer des femmes que Krämer comptait faire exécuter et invita l’inquisiteur à quitter au plus tôt la région après lui avoir signifié sa sénilité : « On connaissait ces histoires de sabbat [2], de sorcières folles de leur corps et leurs maléfices diaboliques, mais on n’y croyait pas trop. L’Église s’en tenait au canon Episcopi : tout cela était du rêve et il ne fallait pas s’en prendre aux gens pour leurs fantasmes (…). Il ne restait aux deux dominicains furieux de cet échec qu’à en appeler au pape et à publier un livre apportant la preuve de ce qu’ils avançaient. »

Le Malleus, que la peur traverse de part en part, même s’il n’apportait pas de révélations sur les conduites diaboliques, fut efficace. Il donnait une grande quantité de faits, de témoignages auxquels il était difficile de résister sauf à accuser les auteurs d’affabuler. Parmi d’autres exemples, une sorcière raconte le sort des enfants volés : « Nous le mettons à cuire dans un chaudron jusqu’à ce que la chair se détache des os et devienne bien liquide. De l’élément le plus liquide, nous faisons un onguent qui nous sert pour nos artifices, nos plaisirs et nos transports. » De plus il décrivait aussi la procédure à employer ; par exemple, « si les accusées résistent à la torture, si elles parviennent à se taire, ce sera une présomption supplémentaire de leur culpabilité, car ce silence ne pourra provenir que du Diable, liant les langues de ses amies. Celui-ci peut en effet, ou empêcher les sorcières de parler ou, par le charme de taciturnité, les aider à se taire sans ressentir la douleur des tortures » etc.

A ce sujet, comme l’écrit Guy Bechtel, la conviction des auteurs de ce livre d’un « antiféminisme démentiel », qui soutient par exemple que la femme a une tendance naturelle à folâtrer avec des démons du fait que chez elle « la passion charnelle est insatiable, était que les sorcières n’agissaient pas isolément, mais constituaient une secte conspiratrice dissimulée au sein de la société. » [3]

Ensuite le Malleus mettait à mal le canon Episcopi, qui avait si longtemps protégé les sorcières. Enfin, et c’est un point d’une très grande importance, il se couvrait de l’autorité du Saint-Siège, ce qui lui permit sans doute de « toucher les élites, jusqu’ici en marge de toute crédulité au Diable » (les auteurs avaient en effet reproduit en introduction de leur ouvrage les premiers mots de la fameuse bulle Summis desiderantes dénonciatrice de la sorcellerie que le pape Innocent VIII avait écrite à leur demande deux ans auparavant, et cette manière de débuter le livre suggérait que le pape l’avait préfacé). Même s’il ne convainquit pas tout le monde, le Marteau des Sorcières inquiéta beaucoup : dès 1489, Ulrich Molitor, se couvrant de l’autorité de l’archiduc Sigismond d’Autriche répondit par un discours sceptique dans De Lamiis et phitonicis mulieribus.

Il existe environ une trentaine de traités comme ceux dont il est question ci-dessus, écrits entre 1380 et 1480, qui tous furent ensuite imprimés dans les dernières années du quinzième ou les premières du seizième siècle (le premier fut celui de Spina, en 1470). Tous ces livres, dans lesquels des juges publièrent à leur tour leurs propres observations des cas qu’ils avaient traités, montrant ainsi leur implication, chacun ajoutant sa petite touche personnelle avec les coutumes locales de sa sphère, contribuèrent à l’extension géographique de la répression, l’usage de la langue latine et l’invention de l’imprimerie constituant de sérieux appuis. Utilisés lors des interrogatoires, leur format généralement petit se prêtant à une consultation discrète par ceux à qui il incombait de rendre des verdicts dans ces affaires d’un type nouveau, ils furent autant d’étapes vers l’explosion des bûchers. Et si l’on peut considérer que le Malleus ouvrit assurément la période de répression sévère, qu’il entraîna d’indiscutables brûlements de sorcières, il ne déclencha pas encore la persécution de masse : celle-ci ne débuta que bien plus tard, vers 1560, la répression atteignant la moitié de l’Europe en 1580 (à cet égard, il ne faut pas oublier que c’est le pouvoir civil qui, dans l’ensemble au XVIème siècle et surtout au XVIIème, porta la responsabilité des poursuites). « On ne peut comprendre le succès du Malleus et les massacres qui s’ensuivirent sans les rattacher aux profondes émotions d’une société malade. » Il fallut certainement, pour parfaire la réussite du Diable sur terre et lancer la chasse intensive aux sorcières, que s’ajoute aux causes qui précèdent la désespérance des hommes, celle-ci ne se limitant d’ailleurs pas à des raisons économiques. Le fascinant Malleus Maleficarum connut un grand succès et fut réédité encore après le milieu du dix-septième siècle. Notre édition est la dernière très ancienne avant celles qui parurent à partir des années 1570. Heinrich Krämer disparut mystérieusement lors d’une tournée d’inspection en 1505, peut-être victime de son zèle.

Source : G. Bechtel, p. 123-167 pour l’intégralité de cette notice.

[1] Cette fiche et l’introduction de la catégorie « Sorcellerie » se complètent. Certaines informations sont répétées.

[2] « L’idée du sabbat ne fut pas acceptée par tous, en tout cas pas au même moment. Elle ne s’imposa dans l’Europe entière qu’à la fin du XVIe siècle. Walter Map (ca 1140-ca 1209) tint pour de simples racontars français sans aucune vraisemblance ces histoires de dames volantes qui iraient faire hommage à un chat diabolique avant de se livrer à des orgies… On avait depuis longtemps parlé des dîners cannibales où les hérétiques mangeaient des petits enfants (les premiers chrétiens avaient même subi ces accusations de la part des Romains à cause de l’eucharistie…). On avait évoqué les danses érotiques de femmes nues dans la nuit… mais longtemps tout cela passa pour des légendes aux yeux des contemporains… En termes modernes, on peut dire qu’il s’agissait de vieux rêves humains d’évasion et d’inversion qu’on retrouve, sous diverses formes, un peu à toutes les époques. Puis la réalité, ou ce que l’on crut tel, troubla vraiment les esprits… Quand on se mit à croire sans réserve à ces images, peut-être éternelles dans l’inconscient humain mais jusque-là bien contenues, les conséquences furent incalculables. Si des pactes réels étaient conclus, il fallait poursuivre d’urgence les signataires. Mais si, en plus, les sorcières se rendaient à des sabbats où il y avait foule de visiteurs, il fallait pourchasser, interroger, faire avouer non seulement les pactionnaires mais aussi tous ces témoins capitaux, tous ceux qui les auraient accompagnées “pour voir”. Chaque jour on avançait un peu plus vers le déclenchement de la chasse. »

[3] « Très préoccupé du danger que, selon lui, représentait la sorcellerie, [Sprenger] était obsédé par les questions sexuelles. Même s’il n’a pas écrit de longs passages du livre, il lui donna son orientation antiféministe. »

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