REVUE BRITANNIQUE. Quatrième série. Tome premier. Année 1837. Bruxelles, Meline, Cans et Compagnie. In-8, demi-basane brune, dos lisse orné (reliure du milieu du XIXe siècle). 588 pages (dont la table des matières). 148×229 mm. Ex-libris manuscrit ancien Albert Pirmez. Le volume couvre la période janvier-juin.
65 euros
La persistance de la croyance aux broucolaques grecs.
On trouve dans la rubrique Nouvelles des sciences de la livraison de mars, un article intitulé L’île de Candie, ses ressources et ses antiquités, dans lequel est rapporté, aux pages 279-280, le témoignage d’un voyageur anglais, Robert Pashley, sur les fameux broucolaques de Grèce et des îles grecques. Ceux-ci, également nommés brucolaques, vroukolacas, katakanas etc. font partie des revenants précurseurs des vampires ; ce sont habituellement des cadavres d’excommuniés, ne pouvant se corrompre tant que l’absolution ne leur a pas été donnée. De nombreux textes anciens les mentionnent ; le premier pourrait être le Liber de situ Japygiae, d’Antonio de Ferraris, écrit autour de 1510, et publié dans les années 1550, à Bâle, après avoir circulé sous forme manuscrite.
Le broucolaque fut connu en France grâce aux récits de voyages à visées scientifique et culturelle qui se multiplièrent de façon très importante à partir du XVIIe siècle. Ces ouvrages, dont le plus connu relativement à cette question est la Relation d’un voyage au Levant, de Pitton de Tournefort, paru en 1717 et largement diffusé par la suite, avaient en effet autant vocation à divertir qu’à instruire. « Pour cela, les voyageurs-narrateurs nourrissent l’imagination de leurs lecteurs avec des paysages exotiques et leur livrent volontiers des récits de coutumes inusitées, des descriptions de personnages curieux et de faits extraordinaires. » (D. S-H.)
Le père Richard, longtemps avant Tournefort, avait lui aussi évoqué ces défunts malfaisants dans un chapitre de sa Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Sant-Erini, publiée à Paris en 1657 (pages 208-226 ; c’était peut-être le premier livre de langue française à aborder le sujet) : « “Quand les Grecs sont trop molestés de ces lutins, leurs prêtres prennent permission de l’évêque, et s’assemblent le jour du samedi […] ils conjurent à force d’exorcismes de quitter ce corps, et ne cessent de le faire jusqu’à ce que le démon ne soit retiré, et qu’en se retirant ce corps vienne à se dissoudre et perdre peu à peu sa couleur et son embonpoint, et à demeurer pesant, puant et hideux […] J’ai appris d’une personne digne de foi, qu’en l’île d’Amourgo ces faux ressuscités prenaient bien tant d’assurance, que non seulement ils couraient la nuit ; mais même on les trouvait quelquefois en plein jour en nombre de cinq ou six dans quelque champ, faisant semblant qu’ils se repaissaient de fèves crues. Ce qu’entendant raconter, j’ai désiré souvent que quelqu’un de nos athéistes de France, qui pour faire les esprits forts ne veulent rien croire, prît la peine de venir en ce pays, afin de croire, non plus à ses oreilles, mais à ses yeux, et de voir aussi clair que le jour, combien lourdement ils se trompent, quand ils se persuadent, que l’homme mourant tout meurt avec lui.” » (passage cité par D. S-H., qui souligne le fait que ce religieux « semble enclin à croire que les morts incorruptibles pouvaient s’animer et quitter le tombeau » ; elle précise aussi que selon lui, « les morts incorruptibles ne pourraient être des âmes en peine, étant donné que les Grecs orthodoxes n’admettent pas l’existence du purgatoire : ils seraient des morts animés par le démon »)
Pashley (1805-1859), à la suite de son voyage (scientifique) en Grèce, en Asie mineure et en Crète en 1837, commenta à son tour cette superstition dans Travels in Crete, dont la Revue Britannique a extrait le passage que nous présentons : « … En aucune contrée du Levant, la croyance aux vampires qu’ils appellent Katakhanès, n’est aussi générale que dans cette île. Voici un récit fait il n’y a pas longtemps à un voyageur anglais, M. Pashley, qui le rapporte dans les termes même qu’il lui a été raconté. Cette légende se rapproche beaucoup par le fond et la forme de celles que le Moyen Âge a léguées aux contrées de l’Occident. » Il est question d’un village aux prises avec un Katakhanès qui, entre autres méfaits, a égorgé deux jeunes époux. C’est un berger qui finit par le confondre ; il se voit alors menacé par le Katakhanès : « “Le berger s’aperçut que les mains du Katakhanès étaient souillées de sang […] : ‘Compère, ce que tu as vu, il ne faut point en parler, car, si tu le fais, mes vingt ongles se fixeront dans ta chair et dans celle de tes enfants.’ […]” ». Le revenant sera détruit, mais : « “ on brûla le cadavre. Le berger n’était pas présent ; mais quand le Katakhanès fut à moitié consumé, il arriva pour voir la fin de la cérémonie, et alors le Katakhanès cracha, pour ainsi dire, une goutte de sang, qui tomba sur le pied du berger et son pied se dessécha comme s’il eût été consumé par le feu. Quand on vit cela, on fouilla avec soin dans les cendres et on y trouva l’ongle du petit doigt du Katakhanès, et on le brûla aussi.” »
Antoine Faivre explique que le broucolaque, qui était à l’origine un cadavre perturbateur relativement inoffensif qu’on brûlait pour lui procurer le repos, devint beaucoup plus inquiétant après que les Grecs eurent subi au XVIIe siècle l’influence slave : l’idée du mort qui sort de sa tombe afin de se livrer à des déprédations, des violences, boire le sang des hommes ou les manger s’ajouta en quelque sorte à leurs croyances qui d’ailleurs n’accordaient jusque-là qu’une part toute relative aux apparitions hors du tombeau. « En d’autres termes, à une croyance pré-existante s’en ajouta une autre : les Grecs qui croyaient aux vampires passifs, crurent un jour aux vampires actifs et le vampire des Slaves transforma le malheureux Broucolaque de la Grèce moyenâgeuse en un démon assoiffé de sang. » On le brûla alors pour s’en débarrasser.
Sources : D. S-H., pages 131-139. A. Faivre : Les Vampires, pages 123-149 (le récit de Pashley y est reproduit dans une autre traduction). Voir, supra, Histoire De L’Estat Present De L’Église Grecque, et de L’Église Arménienne (1692).
Cette édition belge est a priori une contrefaçon de la parisienne.