Sade
Quand le marquis de Sade (1740-1814), descendant de l’une des plus anciennes maisons de Provence, publie en 1791 Justine ou les Malheurs de la Vertu, son premier roman, il est âgé de cinquante ans. C’est un homme qui a déjà passé plus de treize années en captivité, à la suite de plusieurs scandales retentissants liés à des actes loin d’être anodins. Ceux-ci sont derrière lui, il ne se passera plus rien de si spectaculaire. C’est par ses écrits qu’il surgira de nouveau.
Dès sa jeunesse, Sade traîne une réputation sulfureuse, jouant et dépensant son argent sans compter, fréquentant prostituées et souteneurs. Mais, surtout, cette réputation le place déjà en dehors des normes habituelles. Son père dira de lui : « Je n’en ai jamais vu un comme celui-là ». Un supérieur à l’armée écrira, alors que le Marquis n’avait pas encore vingt ans : « Fort dérangé mais fort brave ». Son mariage en 1763 avec Renée-Pélagie de Montreuil, issue d’une très riche famille de petite noblesse de robe ne relève pas de son choix – lui-même est épris d’une autre femme. Cette union imposée, dont on espère qu’elle l’assagira, est censée aussi pallier les difficultés financières de sa famille.
Cependant Donatien est arrêté quelques mois plus tard et incarcéré à Vincennes à la suite d’une plainte déposée par une prostituée, Jeanne Testard, à qui l’on a promis deux louis d’or pour « faire une partie ». C’est la première affaire marquante. On pourrait croire le rapport de police extrait d’un de ses livres : « Elle [la rabatteuse] l’a mise entre les mains d’un particulier inconnu [Sade]… âgé d’environ 22 ans, […] Il a fermé la porte de lad. chambre à clés et aux verrous ; et étant resté seul avec la comparante, il lui a d’abord demandé si elle avoit de la religion, et si elle croyoit en Dieu, en Jésus-Christ et en la Vierge […] A quoi le particulier a répliqué par des injures et des blasphèmes horribles, en disant qu’il n’y avait point de Dieu, qu’il en avait fait l’épreuve, qu’il s’étoit manualisé jusqu’à pollution dans un calice qu’il avait eu pendant deux heures à sa disposition dans une chapelle, que J.-C. était un J… f… et la Vierge une B… Il a ajouté qu’il avoit eu commerce avec une fille avec laquelle il avoit été communier, qu’il avoit pris les deux hosties, les avoit mises dans la partie de cette fille, et qu’il l’avoit vue charnellement, en disant : Si tu es Dieu, venge-toi […] il lui a dit qu’il falloit qu’elle le fouettât avec le martinet de fer après l’avoir fait rougir au feu… » (J.-J. Pauvert, Sade vivant. Paris, 1986, vol. 1, pp. 114-116)
La famille parvient à éviter le scandale ; après un court séjour de deux semaines à Vincennes, Donatien est assigné à résidence chez ses beaux-parents jusqu’à septembre 1764.
En 1768 a lieu l’affaire d’Arcueil : sous prétexte de lui faire faire son ménage, il convainc une certaine Rose Keller, rencontrée dans la rue où elle demande l’aumône, de l’accompagner dans une maison. Depuis plus d’un an, il se livre dans ce lieu à des actes de débauche ; il est connu dans le quartier pour des violences. Usant de menaces de mort, il oblige Rose à se déshabiller, puis la fouette jusqu’au sang et répand de la cire chaude sur les blessures.
Sa belle mère, la Présidente, intervient rapidement grâce à ses relations et le fait incarcérer par lettre de cachet afin de le soustraire à la justice ordinaire. L’affaire est cependant largement commentée : c’est là le début de la mauvaise réputation du marquis.
Très encadré par son entourage familial, il est éloigné de Paris mais, en juin 1772, à Marseille, il fait absorber un aphrodisiaque à des prostituées, au cours d’une partie où chacune à son tour et tour à tour a été flagellée, a flagellé et a été « possédée » par le marquis et son valet. Deux d’entre elles, rendues malades, l’accusent de tentative d’empoisonnement. La condamnation prononcée par le parlement de Provence est la décapitation suivie de la crémation pour le Marquis, accusé des crimes d’empoisonnement et de sodomie, et l’étranglement suivi de la crémation pour son valet, accusé seulement de sodomie – pratiquée avec son maître.
Sade s’enfuit tandis que des effigies de son valet et de lui-même sont exécutées en place publique. Il se réfugie en Italie en compagnie d’Anne-Prospère, la jeune sœur de sa femme. Celle-ci, éprise de lui depuis l’âge de dix-sept ans, pourrait avoir été aimée en retour (voir Bibliothèques de bibliophiles, par Pierre Leroy, BNF éditions, page 38 : « Loin des clichés, l’épisode suggère un Sade amoureux et heureux, qui est resté toute sa vie fidèle au souvenir de sa maîtresse trop tôt disparue »). Elle ne lui pardonnera toutefois pas d’avoir été infidèle.
Il est arrêté fin 1772 à Chambéry sur dénonciation de sa belle-mère, désormais très attentive à préserver les intérêts familiaux et, certainement, profondément meurtrie par cette liaison.
Incarcéré en décembre au fort de Miolans, il s’évade en avril 1773, avec l’aide de sa femme, qui a corrompu les gardiens. « L’affaire des petites filles » survient en janvier 1775 quand à l’issue d’un mois et demi de débauches et de mauvais traitements, les familles de cinq jeunes filles d’une quinzaine d’années, recrutées comme domestiques par le couple Sade, portent plainte « pour enlèvement fait à leur insu et par séduction ». C’est du marquis et non de sa femme – qui, on peut s’en étonner, était bien présente – que les fillettes se plaignent, et leurs corps portent des marques de coups de verges. La marquise œuvrera pour étouffer l’affaire, notamment en plaçant une des fillettes chez l’abbé de Sade, le temps que les marques disparaissent.
L’abbé, qui s’était en partie chargé de l’éducation de Donatien, et qui entretenait de bons rapports avec lui, finira, lassé, par écrire en mai 1775 au Ministre du roi pour réclamer, après de nouvelles plaintes, l’arrestation de son neveu.
À la fin de l’année 1776, une nouvelle affaire lui vaudra d’essuyer un coup de feu du père de l’une de ses domestiques, Catherine Treillet (qu’il nommait Justine), qu’il avait fait participer à ses débauches. Il sera incarcéré à Vincennes début 1777 par lettre de cachet – probablement à l’initiative de sa belle mère, soucieuse de protéger la réputation de la famille.
Sa condamnation à mort pour l’affaire de Marseille sera par ailleurs cassée en juillet 1778 par le parlement d’Aix grâce à la marquise et sa mère mais, Donatien ayant refusé de plaider la folie comme le réclamait la Présidente, qui voyait là une manière de rendre plus acceptables les excès de son gendre, celle-ci le fera maintenir en prison en vertu de la lettre de cachet.
Il y passera presque douze ans, d’abord au château de Vincennes puis à la Bastille, multipliant les scandales et perdant ainsi définitivement toute chance que sa famille souhaite un jour le voir en liberté : violences verbales et physiques, notamment lors de visites de sa femme (celles-ci seront par la suite interdites pour éviter tout risque), lettres ordurières à sa belle-mère ainsi qu’à Renée-Pélagie, qu’il menacera même de mort…
Cela n’entamera pas les sentiments de celle-ci. Elle lui écrira peu de temps après l’un de ces incidents : « Mon cœur n’a pas changé : il t’adore et t’adorera toujours. La seule vengeance que je te garde est, à ta sortie, de te faire convenir après toutes vérifications et informations, que tout ce qui t’a passé par la tête pendant ta détention sont des extravagances des plus pommées. »
Elle finira malgré tout par renoncer à lui et demandera la séparation de corps et de biens, juste après qu’il fut sorti de prison, le 2 avril 1790, à la suite de l’abolition des lettres de cachet. Elle refusera également d’accéder à sa demande de la visiter dans le couvent où elle s’était retirée.
Il y aurait beaucoup à dire sur la malheureuse marquise de Sade, sur son grand amour si mal partagé mais entretenu par un époux soufflant le chaud et le froid, sur sa propension à l’aveuglement, à l’abnégation et à la soumission. Elle se donna littéralement à lui, s’effaça, s’éleva contre sa propre mère et s’isola de sa famille par son acharnement à le défendre envers et contre tout ; elle entreprit mille démarches pour le soustraire à la prison, se mit en danger à plusieurs reprises, et alla même, peu soucieuse de sa propre réputation, jusqu’à lui fournir des objets sexuels en prison ou à participer à l’affaire des petites filles…
Quant à lui, rendu fou par l’enfermement, il finit par en faire un souffre-douleur, sans doute à défaut de pouvoir atteindre la Présidente.
Cette dernière mérite que l’on s’attarde sur elle. Jean-Jacques Pauvert, l’un de ses seuls défenseurs, estimait qu’elle faisait partie des rares personnes à avoir cherché à comprendre ce gendre qu’elle avait, au début, aimé très sincèrement. Bien sûr, elle déchanta rapidement devant les scandales et les folles dépenses du couple qui vivait sur la dot de sa fille.
Elle et son mari durent leur prêter régulièrement de l’argent et il lui fallut se charger, dans l’intérêt des deux familles, de neutraliser le marquis.
Enfin, il dut être particulièrement douloureux pour cette mère qui assistait aux souffrances de sa fille, de constater également sa déchéance morale, son aliénation (voir le lot 227 de la vente Ader du 26 avril 2017).
Quant à estimer légitimes, au vu de la réalité des seuls actes du marquis, ses douze (premières) années d’enfermement, le pas paraît malgré tout difficilement franchissable.
La Présidente eut cette chance de disparaître avant que le terrible marquis ne se lançât dans la littérature : elle s’éteignit en 1789, deux ans avant la publication de Justine.
Revenons à Sade : il sort de l’enfermement début 1790. Il est métamorphosé physiquement, presque invalide à cause de son obésité, souffrant d’importants problèmes de vue ; il est de plus financièrement démuni, séparé de sa femme dont il doit rembourser la dot. L’un de ses fils a émigré, l’autre le suivra en 1791. Lui-même sera inscrit par erreur sur la liste des émigrés, fin 1792, et verra ses biens confisqués. Cette situation, à l’origine d’importantes difficultés financières, durera de très nombreuses années.
Nous ne nous attarderons pas sur son rôle pendant la révolution, qui débuta quelques semaines après sa libération ; celui-ci est sans rapport avec sa littérature. Précisons seulement que dans le cadre de l’action politique qu’il mena à partir de juillet 1790, il fut emprisonné en décembre 1793 pour modérantisme, et condamné à mort par Fouquier-Tinville le 26 juillet 1794. Il échappa à la décapitation dans des circonstances encore mal élucidées, puis Robespierre tomba deux jours après et ce fut la fin de la Terreur ; Sade fut libéré quelques mois plus tard. Enfin, par sa position à la section des Piques, il eut semble-t-il l’occasion de sauver sa belle famille. Peut-être le fit-il le cas échéant par simple solidarité de classe ? C’est ce que pourrait laisser entendre un commentaire qu’il fit.
En 1790 il rencontre une jeune comédienne, Constance Quesnet. Il s’installera avec elle en 1797 dans une maison de Saint-Ouen, achetée à son nom mais certainement payée par lui. Constance l’accompagnera jusqu’à la fin de ses jours ; c’est à elle que s’adressent les pages intitulées « À ma bonne amie », qui ouvrent Justine : « Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage ; à la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe… », dans lesquelles il explique de façon bien peu convaincante au regard de la lecture du roman son ambition de combattre le vice.
Puis il publie en 1795 Aline et Valcour, qu’il a quasiment écrit en prison (ainsi notamment que huit pièces sur les dix-sept qu’on lui connaît, la première version de Justine et Les cent-vingt journées de Sodome, dont le manuscrit fut perdu pour lui lors des événements de la prise de la Bastille), La Nouvelle Justine (1797) et Les Crimes de l’Amour (1800).
Cette période de liberté dont une partie fut vécue à Saint-Ouen durera seulement onze ans, jusqu’à mars 1801, quand, après la fameuse saisie du manuscrit de Juliette et d’un exemplaire annoté de La Nouvelle Justine, chez son éditeur Nicolas Massé, Sade subira une ultime période d’enfermement totalement arbitraire, semblant correspondre au besoin de neutraliser une personnalité jugée définitivement dérangeante. Le préfet Dubois écrira : « Sade est un homme incorrigible […], dans un état perpétuel de démence libertine, d’un caractère ennemi de toute soumission […] il y a donc lieu de le laisser à Charenton [où il avait été transféré en 1803], où sa famille paie sa pension et où, pour son honneur, elle désire qu’il reste » [rappelons que la Présidente était déjà décédée].
Le marquis terminera ainsi sa vie treize ans plus tard, le 2 décembre 1814, à l’asile de fous de Charenton… sans être pour autant fou, un an après avoir publié anonymement La Marquise de Gange. Cette captivité sera cependant adoucie par la possibilité de jouir d’une certaine liberté, de pouvoir organiser des représentations de ses pièces de théâtre, encouragé en cela par François Simonet de Coulmier, l’intéressant directeur, avec qui il partageait cette passion. Celui-ci offrit même à Constance la possibilité d’emménager à Charenton.
Jean-Jacques Pauvert écrivit au sujet de Justine ou les malheurs de la vertu, ce roman que l’on qualifie généralement de licencieux, mais qui fait pourtant bien plus peur qu’il ne scandalise, radicalement différent en cela des livres érotiques ou pornographiques (illustrés) qui le précédèrent : « dès la publication de Justine il y aura en librairie, en littérature, l’avant et l’après Sade. Ce sera d’abord imperceptible, comme une fêlure, et les contemporains n’y verront rien. Il faudra le recul du temps, et que le regard critique décollant progressivement du terrain, prenant de la hauteur et de la distance, accumulant les générations comme des kilomètres, voie mieux apparaître cette faille brutale dans la géographie littéraire. » (Anthologie des lectures érotiques)
Il est en tout cas difficile de ne pas voir dans l’immense violence et l’inaliénable liberté à l’œuvre dans cette littérature un écho, les effets d’un insupportable enfermement.
« Oui, je suis libertin, je l’avoue ; j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. […] n’ai-je pas toujours aimé tout ce que je devais aimer et tout ce qui devait m’être cher ? n’ai-je pas aimé mon père ? (hélas, je le pleure encore tous les jours), me suis-je mal conduit avec ma mère ? et n’est-ce pas lorsque je venais recueillir ses derniers soupirs et lui donner la dernière marque de mon attachement, que la vôtre m’a fait traîner dans cette horrible prison où elle me laisse languir depuis quatre ans ? […] Voilà une bien longue lettre, n’est-ce pas ? […] Je ne vous demande pas de m’y répondre en détail, mais de me dire seulement que vous avez reçu ma grande lettre: c’est comme cela que je la nommerai ; oui, c’est comme cela que je la nommerai. Et quand je vous renverrai aux sentiments qu’elle contient, alors vous la relirez… M’entends-tu, ma chère amie ? Tu la reliras et tu verras que celui qui t’aimera jusqu’au cercueil a voulu la signer de son sang.» (« Ma grande lettre »; 1781. Extrait des Oeuvres complètes de Sade, publiées par Jean-Jacques Pauvert au Cercle du livre précieux, 1966-1967)
« Je défends que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être. Je demande avec la plus vive instance qu’il soit gardé quarante-huit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière de bois qui ne sera clouée qu’au bout des quarante-huit heures prescrites ci-dessus, à l’expiration desquelles ladite bière sera clouée ; pendant cet intervalle, il sera envoyé un exprès au sieur Lenormand, marchand de bois, boulevard de l’Égalité, nº 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d’une charrette, chercher mon corps pour être transporté, sous son escorte, au bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d’Épernon, où je veux qu’il soit placé sans aucune cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve à droite dans ledit bois, en y entrant du côté de l’ancien château par la grande allée qui le partage. Ma fosse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier de la Malmaison, sous l’inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu’après l’avoir placé dans ladite fosse ; il pourra se faire accompagner dans cette cérémonie, s’il le veut, par ceux de mes parents ou amis qui, sans aucune espèce d’appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d’attachement. La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et le taillis se trouvant fourré comme il l’était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes.» (extrait du testament de Sade, écrit en 1806, reproduit par Jules Janin, dans Le Livre [1870])