Faust

On ne sait pas toujours que le personnage de Faust a bien existé et, dans le cas contraire, l’idée que l’on s’en fait est généralement très imprécise. Il était allemand, il naquit vers 1480 à Knittlingen (Wurtemberg), mena une existence voyageuse, voire vagabonde, parcourant toute l’Allemagne centrale et mourut probablement à Staufen im Breisgau, vers 1540 – les informations d’époque dont nous disposons sur lui, pauvres et disparates, souvent très succintes, obligent à la plus grande prudence dès lors que l’on cherche à le cerner.

Dès 1507 l’humaniste Jean Tritheim écrivait à son propos une longue lettre à l’occasion d’une affaire de « fornication absolument abominable (nefandissimo fornicationis genere) » à laquelle il se livra sur des enfants dont il avait la charge : « … Je n’ignore pas, d’ailleurs, sa nature de vaurien. L’an dernier, revenant de la Marche de Brandebourg, j’ai trouvé à Gelnhausen cet individu ; de lui, on m’a répété à l’auberge quantité de propos en l’air ou de promesses qui témoignent d’une belle impudence. Mais dès qu’il apprit que j’étais là, il déguerpit de l’auberge et rien ne put le persuader de se présenter à mes yeux. […] Des prêtres de la ville m’ont rapporté que, devant de nombreux témoins, il aurait affirmé avoir acquis une telle connaissance et mémoire de toute sagesse que, au cas où les œuvres de Platon et d’Aristote viendraient, avec toute leur philosophie, à s’effacer de la mémoire des hommes, il serait capable, par son génie, de les restituer, comme un autre Esdras l’Hébreu, et cela intégralement et dans un style plus élégant. Plus tard, tandis que j’étais à Spire, il vint à Würzburg et, poussé par la même vanité, il aurait dit, devant bon nombre de témoins, que les miracles du Christ Sauveur ne devaient pas susciter l’étonnement, et qu’il pouvait lui aussi, chaque fois qu’il le voulait, faire tout ce que le Christ avait fait… » (rapporté par Pascal Boulhol)

D’autres, comme Conrad Mutianus Rufus en 1513, ou le médecin Philippe Begardi en 1539, écriront à leur tour, du vivant de Faust, des lettres extrêmement sévères à son sujet. La possibilité d’une partialité due à quelque ressentiment personnel n’est pas à exclure mais il faut cependant préciser que les trois témoignages concordent parfaitement entre eux et sont confirmés, par les vantardises et les mœurs du personnage, autant que par des arrêtés municipaux d’expulsion à Ingolstadt en 1528, puis à Nuremberg, où les Archives de la ville indiquent : « Le Docteur Faust, grand sodomite et nécromancien, expulsé sans retard à Furt ». (André Dabezies)

A. Dabezies précise : « Si nous nous fions donc par priorité à la dizaine de documents mis par écrit avant 1540, Georges Faust a joui d’une bonne réputation d’astrologue et d’une très mauvaise réputation de charlatan vantard, aux mœurs d’ailleurs plus que suspectes, non sans quelque instruction au moins, mais unanimement réprouvé et rejeté par les lettrés et érudits qui l’ont rencontré (en dépit du titre de Docteur qu’il se donnait, ce Georges Faust ne semble pas avoir fréquenté les universités, du moins ne doit-il pas être confondu, comme on l’a fait souvent avec un Jean Faust qui passa en 1509 à Heidelberg son baccalauréat en théologie). Il s’est vanté de pouvoir faire toutes sortes de prodiges, mais aucun document contemporain ne suggère la réalisation de ces prodiges, aucun ne parle de sorcellerie, ni de magie, encore moins d’alchimie, aucun ne mentionne ses écrits magiques, ni même ses écrits tout court. En fait nous ne savons pas grand-chose de sa personnalité, qui s’efface, dans les textes, derrière ses grands discours. Ceux-ci lui ont valu un certain succès auprès du peuple, sans qu’on puisse vraiment parler d’une popularité extrême ou constante, sans qu’on puisse faire de lui un héros du peuple – d’autant que nous n’avons pas la moindre indication sur son attitude vis-à-vis des événements de la Réforme, des guerres ou des épreuves que traversaient ses contemporains. En fait, nous ne pouvons guère évaluer exactement jusqu’où allait la popularité de ce Georges Faust qui est mort en 1540. »

Puis : « Celui qui va devenir populaire, à coup sûr, et pour longtemps, c’est un autre personnage, le Faust de la légende, celui que, grâce à une méprise de Melanchton [(1497-1560), le fameux réformateur, disciple et ami de Luther] […], on appellera désormais Jean Faust. […]. Après 1540, le contenu et le style même des documents changent. Jusqu’ici Faust était seul à parler des prodiges qu’il pouvait faire, désormais tout le monde évoque ces prodiges comme réalités et les anecdotes s’accumulent, se répètent, varient sur ces thèmes magiques. [1] Ce style populaire et volontiers narquois s’assortit d’accents religieux (peut-être vaudrait-il mieux dire : d’angoisse superstitieuse) car très vite on parle de sorcellerie diabolique. Il est probable que Georges Faust a fini de façon tragique, dans des circonstances horribles ou mystérieuses, car la légende fleurit incontinent sur sa tombe à peine refermée […] »

Comme l’explique P. Boulhol, l’histoire haute en couleurs de Faust semble s’être ensuite développée au sein des cercles luthériens, et spécialement à Wittenberg, autour de Melanchton, où elle a évolué en légende édifiante par le biais d’une série de récits racontant la mort du charlatan. Dans le premier, qui date de 1548 (Sermones conviviales), dû au pasteur bâlois Johannes Gast, le Diable, qui accompagne Faust sous la forme d’un animal, finit par l’étrangler. Le cadavre du magicien maudit, couché dans le cercueil, se remet toujours de lui-même la face contre terre. Environ deux ans plus tard, J. Manlius rapporta ce propos de Melanchton : « J’ai connu un homme du nom de Faust, de Kundling, une petite ville peu éloignée de mon pays. Fréquentant les écoles de Cracovie, il y avait étudié la magie […]. Il voyageait ici et là, un peu partout, et racontait beaucoup de choses mystérieuses. Un jour, à Venise, il voulut donner un spectacle et annonça qu’il allait voler jusqu’au ciel. Le diable l’emporta en l’air, l’y tourmenta et le secoua de telle façon que, retombé sur le sol, il resta étendu, presque mort. Cependant, il ne mourut pas cette fois-là. Il y a quelques années, le même Johann Faust, la veille de sa mort, était assis, très abattu, dans un village du Wurtemberg. L’aubergiste lui demanda les raisons de cette mine abattue, contraire à son caractère et à ses habitudes (il était en temps ordinaire un chenapan des plus infâmes et menait une vie complètement dissolue, au point qu’il avait failli plusieurs fois être tué à cause de ses débauches). Faust répondit à l’aubergiste que, s’il entendait quelque chose pendant la nuit, il ne devrait pas s’effrayer. À minuit, un grand vacarme retentit dans la maison. Au matin, Faust ne se leva pas. Quand midi sonna, l’aubergiste prit avec lui quelques hommes et entra dans la chambre où Faust avait couché. On le trouva près de son lit, mort ; le diable lui avait tourné le visage vers le dos. »

D’autres chroniques reprendront et enrichiront l’image diabolique de Faust, en particulier celle rédigée par Zacharias Hogel vers 1580 (chronique d’Erfurt), qui mentionne pour la première fois le pacte avec le Diable, c’est-à-dire la clef de voûte qui manquait à la légende (et qui, de plus, présente Faust comme un profond humaniste utilisant ses pouvoirs magiques pour ressusciter l’héritage antique).

Selon Hans Henning, l’élaboration d’une telle légende autour d’un homme quand même plus proche du peuple que des élites, exceptionnel au sens propre du terme, doué de connaissances plus ou moins vastes sur le plan scientifique, médical et psychologique, trouve sa source dans les souffrances du peuple allemand alors durement éprouvé, notamment par les révoltes paysannes de 1524-1526 très sévèrement réprimées et par le choix du clergé luthérien de prendre le parti de l’autorité : « Quoi d’étonnant, donc, à ce que le peuple, cherchant un dérivatif à son malheur, se crée une figure mythique et rêve d’un homme exceptionnel réussissant à se libérer de ses chaînes, fût-ce au prix d’une alliance avec le Diable ? Cette figure mythique et en quelque sorte compensatrice, c’est Faust. La légende du pacte avec le Diable, qui prit naissance dès les années 1540-1550, ne peut être pleinement comprise que sous cet angle. Bien entendu, ce rôle de figure compensatrice de Faust dans l’esprit populaire, et le défi que représentaient les agissements qui lui étaient attribués devaient fatalement entraîner sa condamnation par l’Église. »

En 1587, l’éditeur Spies fit paraître sans nom d’auteur le Livre de Faust, le Faustbuch [2], dont le titre allemand se traduit par : Histoire du docteur Johann Faust, très célèbre magicien et nécromant. Comment, à terme fixe, il vendit son âme au Diable et quelles singulières aventures il connut, vécut ou provoqua avant de recevoir enfin sa récompense bien méritée. « Le Johann Faust du livre de 1587 n’a presque plus rien à voir avec son modèle historique Georg Faust. La légende, en peu de temps (moins de 50 ans !) a fait son travail. » (P. Boulhol)

La trame de l’ouvrage est formée par l’histoire du pacte avec le Diable. L’auteur montre comment Faust s’y prépare, puis comment il est conclu. La signature du document fatal, avec la plume trempée dans son sang, constitue un point culminant. Le contrat est conclu pour vingt-quatre ans. Dès lors, toute la suite du livre contient le récit de la vie et des agissements de Faust à la suite de cette alliance avec le diable, de ses efforts pour explorer le ciel et la terre, et enfin de sa mort après l’écoulement du délai. Hans Henning note que l’on constate « une transformation de la figure de Faust dans le sens voulu par l’Église, donc un infléchissement de la tradition populaire, en sorte que le personnage devient essentiellement, par son “exemple affreux”, prétexte à un avertissement des plus pressants. » Cela dit, l’intention théologique, la mise en garde contre le mal et l’enfer ne constitue qu’un des aspects du FaustBuch. « À cela s’ajoute la présentation du profil typique du savant à l’aube des temps modernes, du chercheur qui veut pénétrer les secrets de la nature. Ce désir de compréhension des corrélations cosmiques, sur un plan scientifique, est certes présenté comme dangereux, autant que superflu, mais il est néanmoins mis en évidence. On sait que c’est précisément au seizième siècle que la recherche scientifique, encore à ses débuts, a entraîné les plus durs conflits avec l’Eglise ; il suffit d’évoquer les noms de Copernic […] L’Eglise commence alors à se rendre compte des possibilités d’ouverture intellectuelle que comporte cette recherche. C’est pourquoi, en réalité, sa mise en garde ne s’adresse pas seulement aux magiciens et sorciers, “pactisant avec le diable” ; elle vise aussi le savant qui – selon elle – s’engage dans une voie dangereuse, car il risque de se trouver un jour en contradiction avec la théologie, et en définitive avec Dieu. » Ce risque d’émancipation de la religion doit sans doute être également pris en compte dans les motivations profondes de la rédaction de ce livre.

D’après Henning, il est possible que l’auteur, certainement unique et dont nous ignorons tout, ait vécu à Spire comme l’écrit l’éditeur (« cette histoire m’a été récemment communiquée et envoyée par un de mes bons amis qui vit à Spire »). Cette origine paraît confirmée par des analyses philologiques. Le texte lui-même, incontestablement d’inspiration luthérienne, tout comme les publications habituelles de Spies, est rédigé dans un style simple et sans prétention, mais n’ayant toutefois rien à envier à celui des autres œuvres littéraires de l’époque ; il est certain qu’il ne s’inspire pas directement des chroniques dont il est question ci-dessus, mais plutôt de la tradition orale interagissant avec celles-ci. De plus, l’auteur « a dû puiser dans toute une série d’ouvrages (…) publiés depuis l’année 1490 environ (….) La littérature ayant servi de base à la rédaction du Livre de Faust est du reste si abondante que l’on peut affirmer, à coup sûr, (qu’il) était, pour son époque, un homme d’une culture exceptionnelle. Il a utilisé en effet des ouvrages aussi bien théologiques que géographiques, scientifiques et littéraires. » Ajoutons que compte tenu de l’inscription sur la page de titre du Faustbuch de ces mots : « Plusieurs parties sont extraites de ses propres écrits laissés en héritage… » et d’un passage de la chronique de Zimmern où il est question de livres ayant appartenu à Faust, il n’est pas tout à fait exclu que l’auteur ait utilisé des notes personnelles de ce dernier.

Ce petit livre édifiant connut en douze ans une vingtaine d’éditions ou de versions allemandes, certaines comportant des ajouts de chapitres tirés pour la plupart de la chronique d’Erfurt, qui nous montrent Faust parmi les étudiants. Malgré cela et quelques autres modifications, ces éditions ont toutes pour composante essentielle le récit initial. En 1599, une nouvelle version d’un certain Widmann qui, en revanche, bouleversait et augmentait considérablement le texte par des considérations moralisatrices, vit le jour ; elle présente l’intérêt de remonter à des sources partiellement plus anciennes que celle de Spies. Parallèlement, deux continuations du texte original parurent, faisant de l’ensemble une trilogie : le Livre de Wagner (publié anonymement en 1593, comparable au Livre de Faust, mais mettant cette fois en scène son serviteur), puis, quelques années après, la Gauckeltasche dont le sous-titre, Sac à Malices du Docteur Johann Faust, contenant toutes sortes de tours, inventions et secrets inouïs, cachés et amusants : comment on peut prédire l’avenir, ouvrir les portes fermées…, résume à lui seul l’état d’esprit, montre le recul pris. La première édition connue de la Gauckeltasche dont Henning nous apprend que son existence ne fut révélée qu’en 1885 à l’occasion de la parution d’un catalogue bibliographique, date de 1607, alors que le Livre de Wagner annonçait en 1593 sa publication rapide (peut-être existe-t-il par conséquent une édition antérieure). Les trois livres forment un tout puisque le deuxième est annoncé dans le premier (« … il y avait là aussi les notes prises par l’assistant, car il y aura un autre livre à son sujet ») et de même le deuxième annonce le troisième. Deux autres éditions en tout sont connues : 1608 et 1621 ; cette dernière fut publiée chez Spies (le fils ou un proche parent, on ne sait pas…) et est expressément qualifiée de troisième partie. Précisons que le titre reproduit ci-dessus est celui de l’édition de 1608, celle de 1607 étant désormais perdue (voir la note [4]).

Le Faustbuch eut un retentissement immédiat ; c’est grâce à lui que la légende existe aujourd’hui. Le poème anglais Ballad of the life and death of doctor Faustus the great conjurer vit ainsi le jour en 1588, de nombreuses traductions apparurent très vite (avant la fin du siècle) et la première grande œuvre sur le thème, dont on ignore la date de composition, fut The Tragical History of the Life and Death of Doctor Faustus de Christopher Marlowe, représentée en Angleterre à partir de 1594 (ou peut-être avant, on ne sait pas) ainsi qu’en Allemagne, quelques années après, par des comédiens anglais.

Par la suite, comme l’explique H. Henning relativement au cas de l’Allemagne, la pérennité du mythe fut assurée par les écrits magiques, les nombreuses versions sans cesse rééditées du Faustbuch, la transmission des informations concernant le Faust historique dans la littérature imprimée, ainsi que les innombrables représentations théâtrales et autres spectacles de marionnettes inspirés par la pièce de Marlowe. Une tradition faustienne authentique et ininterrompue prit ainsi corps à la fois dans les milieux lettrés et dans l’esprit populaire, entre le seizième et le dix-huitième siècle, permettant au thème d’imprégner plus que nul autre la conscience de la nation allemande. De ce fait, une partie de la jeune génération de poètes qui grandit après 1750 – celle de la période du Sturm und Drang – fut à même de reconnaître en Faust, ce chercheur intrépide et assoiffé de savoir, un ancêtre et un personnage-guide, de s’en emparer et de se l’approprier : Lessing (vers 1759), Mahler Müller (1776 et 1778), Paul Weidmann (1775), Lenz (1777), Maximilian Klinger (1791)… Notons toutefois ce « fait assez curieux », à savoir que ces écrivains « n’avaient qu’une idée très vague de l’origine du thème. Même le Livre de Faust originel restait ignoré de la plupart des auteurs ultérieurs à 1750 ». En général, ceux-ci connaissaient la légende faustienne essentiellement grâce à Marlowe et aux spectacles de marionnettes.

C’est à cette époque que Goethe commença de s’intéresser au thème ; il écrivit un premier texte entre 1773 et 1775 avant de publier un Fragment en 1790 puis le « premier Faust » en 1808 (le second parut en 1832 à titre posthume). Citons André Dabezies : « en 1770, un jeune bourgeois de Francfort qui étudie le droit à Strasbourg se passionne pour les recherches ésotériques, dévore les œuvres de Paracelse, Van Helmont, Swedenborg, et son juvénile enthousiasme confond dans un même élan les recherches obscures des anciens alchimistes et les ambitions de la science de son siècle […] et les impatiences de son coeur passionné de tout vivre et de tout éprouver : d’où l’immortel monologue qui ouvre la première partie du drame de Goethe et dont l’influence (à partir de 1808 du moins) ne saurait être surestimée ; c’est de cette vision poétique géniale que sort notre visage moderne – romantique en fait – d’un Faust alchimiste au savoir mystérieux, pour qui la magie et le diable ne sont plus que des moyens au service d’une intelligence audacieuse et d’un coeur généreux. »

Cela dit, malgré son envergure, l’œuvre de Goethe ne constitua pas un aboutissement : en effet, bien d’autres auteurs s’approprièrent à leur tour le personnage légendaire, créèrent leur Faust. Citons Lenau (1836), qui déclara à cette occasion que Goethe ne détenait pas le monopole de Faust, que celui-ci était un bien public de toute l’humanité [3], Thomas Mann et Paul Valery au vingtième siècle…

Bien que le Faustbuch eut connu rapidement de nombreuses versions dans différentes langues, seuls trois pays virent naître une tradition faustienne : l’Allemagne, l’Angleterre et, dans une moindre mesure, la France où la première traduction parut en 1598 [4]. Celle-ci, basée non pas sur le texte dénaturé de Widmann, comme on le voit écrit parfois, mais sur une édition de l’année de l’originale contenant huit chapitres supplémentaires, est due à Pierre-Victor Palma de Cayet. Né dans une famille catholique, Cayet s’était converti au protestantisme en 1560 avant de revenir vers le catholicisme et de s’attirer en conséquence de solides inimitiés chez les calvinistes. Sans doute pour cette raison, peu avant son abjuration en 1595, il avait été accusé lors d’un synode de « s’adonner tellement aux sciences curieuses que l’on appeloit ordinairement Petrus magus ». Il est vrai qu’à l’instar de bien d’autres esprits de cette époque, désireux de connaissance, Cayet nourrissait un intérêt certain, profond, pour l’ésotérisme et l’alchimie…

À sa mort, en 1610, Pierre de l’Estoile nota : « Ce jour fut enterré dans l’Église S. Victor-lès-Paris notre maître Victor Cayet, bon docteur et docte, mais un peu douteux, confus et brouillé en sa théologie ; grand alchimiste et souffleur […] On disait aussi qu’il étudiait la necromance et que, s’il eut pu atteindre à la perfection de ce bel art, après lequel il suait et travailloit beaucoup, c’étoit la couronne de sa vie, car le Diable l’eût emporté. » De même, il parut peu après un Epigramme sur la mort de notre Me Cayet dans lequel on faisait courir le bruit qu’il était question de le déterrer et de jeter son corps à la voierie en raison de la découverte d’images de cire, de plusieurs pièces et instruments de magie et diableries mais aussi d’un pacte fait avec le diable.

Ainsi, les ennemis du traducteur finirent-ils par lui inventer le même destin que celui de Faust, avec lequel il avait montré quelques points communs…

« Mais il aduint entre minuict, et vne heure de nuict que dedans la maison il vint vn grand vent tempestueux qui esbranla toute la maison, de tous les costez : comme s’il eust voulu la faire saulter depuis les fondemens, et renuerser la maison sur la vouste […] L’hoste s’encourut avec tous les siens en une autre maison : les estudians qui estoient couchez auprès du poisle, là où estoit le Docteur Fauste, y oyoient des sifflemens horribles, et des glissemens épouventables, comme si la maison eust esté toute pleine de Serpents, de Couleuvres, et autres vermines […] tout plein de sang espandu : le cerueau s’estoit attaché aux paroys, d’autant que le Diable le battoit d’vne paroy à l’autre. Il y auoit aussi là ses yeux, et quelques dents, qui estoit un spectacle abominable… Ainsi finit toute l’histoire veritable de l’enchanterie de Fauste le Docteur ; qui est pour instruire chacun bon Chrestien… Soyez vigilans, et prenez garde, car vostre aduersaire le Diable va autour de vous, comme un Lyon breuillant, et cherche qui il deuorera : auquel resistez, fermes en la Foy. Amen. » (fin de la traduction de Cayet)

[1] Hans Henning explique qu’aux faits réels relatés par les érudits de l’époque « allaient se rattacher, un peu partout, des anecdotes, des récits et des légendes. Faust était considéré comme un homme exceptionnel, capable d’exécuter toutes sortes de tours mystérieux, et doué de connaissances et de pouvoirs étranges, échappant à la compréhension normale. Bien entendu, la transmission orale de la légende faustienne allait transformer le personnage, exagérer encore ses traits exceptionnels. Widmann y fait allusion dans l’avant-propos de sa version révisée du Livre de Faust : “… et il y avait beaucoup de légendes circulant [à son sujet] parmi les gens”. D’ailleurs, on trouve déjà chez Spies une allusion similaire : “Après que, pendant de nombreuses années, une vaste légende se fut répandue en Allemagne au sujet des aventures du Docteur Johann Faust…” »

[2] Il existe également un écrit allemand antérieur de quelques années à cette publication, le manuscrit dit de Wolfenbüttel. Il contient à peu près au complet le récit du Faustbuch de 1587, avec quelques variantes. On ignore s’il a été utilisé par l’auteur ou bien si les deux ont une source commune plus ancienne, qui serait alors perdue. Geneviève Bianquis mentionne également un manuscrit d’un Nurembergeois qui, en 1570, recueillit à l’usage de sa famille un certain nombre d’anecdotes dont Faust est le héros. Elle signale de même la probable existence d’une rédaction en vers latins de la vie de Faust écrite en 1575 par deux étudiants.

[3] Concernant cette déclaration bien connue de Lenau, voir par exemple Lenau et son temps, de Ludovic Roustan (1898), p. 150. Comme l’écrit Pascal Boulhol, « Il n’est pas facile d’expliquer l’extraordinaire succès que remporta cette légende en Occident. Sans doute était-elle riche non seulement par son contenu intrinsèque, mais aussi par ses potentialités. Elle était plastique et adaptable. Elle a “parlé” à treize générations humaines, dans un langage toujours renouvelé. Car il n’y eut pas un Faust, mais dix, peut-être cent Faust différents. Le temps manquerait si l’on voulait ici ne fût-ce qu’esquisser une typologie de ce personnage. Comme le dit Geneviève Bianquis (Faust à travers quatre siècles, Paris, 1935, p. 7) : “Le magicien coupable et maudit ? l’esthète ambitieux ? le ‘génie original’ tumultueux et passionné ? le surhumain ou l’homme intégral selon Goethe ? le blasé romantique ? l’utopiste d’un monde meilleur ? Faust est cela tour à tour, selon le tempérament du poète et l’idéologie en faveur aux diverses époques”. »

[4] Donnons quelques informations bibliographiques et bibliophiliques sur les ouvrages mentionnés dans cette introduction et en particulier sur la question de leur rareté. D’après H. Henning, les éditions de 1608 et de 1621 de La Gauckeltasche ne comptent plus qu’un représentant chacune et l’exemplaire de celle de 1607, dont on ignore s’il s’agit de la première, est désormais perdu. Le site USTC (Universal Short Title Catalogue) spécialisé dans le recensement des exemplaires de livres imprimés entre 1450 et 1650 cite les deux dont fait mention Henning, un second de l’édition de 1621 et aucun à la date 1607. Cela dit, à l’instar de tous les moteurs de recherche que nous connaissons – ceux qui explorent les ressources des institutions ou bien les archives de ventes publiques –, USTC ignore certains résultats, y compris parmi ceux de bibliothèques dont il cite pourtant d’autres ouvrages. Il est donc indispensable quand on s’intéresse à des éditions dont il ne subsiste que très peu d’exemplaires, de faire des recherches beaucoup plus approfondies, de tester beaucoup plus de sites. Toutefois, dans le cas présent, le fait que chacune des trois éditions de 1608, 1621 et 1607 n’ait été mise au jour que très tardivement (après 1893 pour les deux premières et, rappelons-le, en 1885 pour l’autre) plaide en effet en faveur d’une extrême rareté. La seule autre information que nous puissions donner sur des publications allemandes est issue d’un catalogue du libraire Heribert Tenschert qui vendait deux exemplaires du Faustbuch (éditions de 1589 et 1597) et un du Livre de Wagner (1596) en indiquant que deux d’entre eux étaient les seuls recensés tandis que le troisième (1589) n’était connu qu’à deux exemplaires en tout (catalogue 90 « Wunderkammer », lot 98a-c, 2023). Ce libraire précisait qu’aucune des trois éditions ne fait référence à l’auteur, à l’imprimeur, à l’éditeur ou au lieu d’impression – par crainte de l’Inquisition – et que c’est probablement pour cette raison qu’ils sont si rares. Dans le cas de l’Angleterre, la plus ancienne édition connue de la traduction du Faustbuch, porte au titre la date 1592 et la mention « newly printed », ce qui laisse penser qu’il y eut une (ou bien deux, trois…) édition(s) antérieure(s), aujourd’hui perdue(s). Quant au Livre de Wagner, il fut traduit dès 1594. L’originale du poème anglais Ballad of the life and death of doctor Faustus the great conjurer, mentionnée dans un imprimé le 28 février 1589, est elle aussi considérée perdue. On ne connaît, paraît-il, que des versions imprimées au XVIIe siècle. Les deux premières éditions connues de la pièce de Marlowe, qui joua un rôle majeur dans l’imprégnation du thème en Allemagne, sont parues en 1604 et 1609. Israel Gollancz écrivait en 1897 qu’elles ne subsistaient qu’à un exemplaire chacune et qu’une autre avait probablement été publiée en 1611. USTC signale trois exemplaires de celle de 1609, dont celui cité par Gollancz et un à la date 1611. Il en mentionne un seul en 1604, (également celui qu’évoque Gollancz). En France, nous l’avons vu, l’originale de la traduction du Faustbuch est parue en 1598, c’est-à-dire tardivement en comparaison des autres pays (dans l’édition de 1874 des Supercheries littéraires dévoilées, Quérard donne la date 1589 au lieu de 1598 mais rien à notre connaissance ne semble susceptible de pouvoir confirmer cela : il s’agit à notre sens d’une simple erreur comme on en voit fréquemment dans ce domaine). Il existe de nombreuses rééditions anciennes de cette traduction. La bibliographie de la sorcellerie d’Yve-Plessis en cite dix aux dates 1603, 1604, 1606, 1616, 1619 [qui « diffère sensiblement des suivantes bien que celles-ci soient du même traducteur »], 1622, 1667, 1673, 1674 et 1712. Il en existe une autre, inconnue de cette bibliographie : Rouen, Louys Costé, 1627 (« sixiesme édition »). En revanche, les deux que mentionne Ernest Faligan à la date 1666 dans son Histoire de la légende de Faust n’existent probablement pas (nous ne les avons vues évoquées nulle part). D’autre part, notre expérience de bibliophile nous conduit à penser que les éditions antérieures à 1667 sont toutes extrêmement rares : nous n’avons vu que trois exemplaires dans le commerce depuis que nous nous intéressons au sujet (1603, 1616 et 1622 [incomplet]). Par ailleurs, nous n’avons pas connaissance d’un passage en vente de l’originale, à quelque époque que ce soit. Les autres éditions apparaissent parfois : nous avons croisé trois ou quatre exemplaires de chacun des millésimes 1667 et 1674 ; quant à celle de 1712, illustrée d’un frontispice, elle n’est pas courante mais il est incomparablement plus aisé de la trouver que les autres. Ces constatations s’accordent avec la consultation de catalogues de ventes des XVIIIe et XIXe siècles numérisés par Gallica ou Google Livres [collections de particuliers, quelques catalogues de libraires], dont il ressort en outre que parmi les rééditions parues avant 1667, celle de 1616 pourrait être la moins rare (au moins à l’époque où sont parus ces catalogues). D’ailleurs, deux des trois (seuls) exemplaires listés par USTC sont à cette date. Ajoutons enfin que contrairement au cas de l’Angleterre, il n’existe pas de traduction française du Livre de Wagner ni, sauf erreur, de création littéraire originale ancienne : seulement des traductions, dont les premières sont a priori celles de L’enchanteur Faustus du comte Antoine de Hamilton (1776), du Faust de Klinger (1798) – réédition en 1802 et nouvelle traduction en 1824-1825 – et de celui de Goethe (1823). H. Henning signale une traduction française restée à l’état de manuscrit, due à François Panard : Le Docteur Faustus. Pantomine angloise, datée de 1740. Celle-ci est conservée au Département des Manuscrits de la BNF au sein d’un recueil constitué par M. de Soleinne (Cote : Français 9324).

Sources : Hans Henning :la trilogie de Faust au seizième siècle et ses suites jusqu’à l’époque de Goethe in Cahiers de l’Hermétisme, Faust, p. 13-63 (1977). Le traducteur est Paul Kessler / Faust magicien et ses œuvres de magie, article d’André Dabezies paru également dans les Cahiers de l’Hermétisme, p. 67-76. Cet universitaire a aussi publié Visages de Faust au XXème siècle. Littérature, idéologie et mythe (1967) et Le Mythe De Faust (1972) / Geneviève Bianquis : Faust dans l’histoire, dans la légende et dans la littérature in Revue des cours et conférences, 1934 / De Cyprien le magicien au docteur Faust : la légende du pacte diabolique et ses origines grecques par Pascal Boulhol (Marseille, Palais des Congrès, samedi 25 septembre 1999), https://archive.is/VH0ix#selection-189.0-205.57 / Yves Cazaux: préface de L’Histoire prodigieuse du Docteur Fauste, Droz, 1982 /Johannes Jacobus Manlius, Locorum communium collectanea, 1563 (cf Alexander Tille, Die Faustsplitter, n°12) / https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Faust/119134

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