Histoires tragiques, prodigieuses

Outre le fait d’entretenir des liens étroits avec les canards dont elles s’inspirent parfois (et réciproquement), les histoires tragiques et les histoires prodigieuses ont aussi en commun, notamment, d’avoir été inventées par un même auteur, bien peu cité aujourd’hui : Pierre Boaistuau (1517-1566). Ce dernier publia sous ces titres, à un an d’intervalle, deux volumes d’histoires que d’autres écrivains enrichirent par la suite de nombreux nouveaux textes, transformant chacun des deux recueils originaux en œuvres collectives.

Ces deux genres rencontrèrent un immense succès, qu’attestent le nombre d’éditions et ces contributions. Celui des histoires tragiques, particulièrement fécond, fut exploité pour sa part pendant des dizaines d’années par de nouveaux auteurs qui, animés de motivations diverses, publièrent à leur tour leurs propres recueils. Cela lui permit de connaître une plus grande portée que celle des histoires prodigieuses, mais aussi de laisser de remarquables traces dans la littérature à venir.

Bien longtemps avant que Boaistuau ne publie son volume d’histoires prodigieuses, en 1560, un an après ses histoires tragiques, de nombreux livres illustrés relatant eux aussi des prodiges tels que des phénomènes météorologiques, des passages de comètes, des naissances monstrueuses, des pluies de sang etc. avaient déjà paru. C’est le cas par exemple de ceux de Jérôme Cardan, de la Chronique de Nuremberg (1493), ou encore de l’édition du Prodigiorum Liber que Lycosthenes publia en 1557 (voir infra).

Ces livres empreints de gravité témoignaient pour une majorité* d’entre eux des inquiétudes de leurs auteurs, qui interprétaient ces diverses singularités comme des menaces ou des avertissements de Dieu dont ils entendaient bien faire prendre conscience à leurs contemporains. **

Toutefois, le public ne semblait pas, pour sa part, animé des dispositions qu’on attendait de lui : plus enclin à vouloir se livrer au charme de l’étrange, il se souciait de moins en moins de percevoir la signification voilée des prodiges. C’est à cela que Boaistuau eut la clairvoyance de répondre avec ses histoires prodigieuses, écrites en français, parfois tirées de canards, illustrées et destinées, malgré l’intention affichée, autant à divertir et piquer la curiosité qu’à édifier ou instruire. Jean Céard écrit à ce sujet : « Le temps n’est plus en effet, où, en restituant le livre de Julius Obsequens [IVe siècle ?] et en composant lui-même une lourde chronique des prodiges, écrite en latin, Lycosthenes tâchait de montrer du doigt la permanence des jugements de Dieu ; docte ouvrage à l’usage des doctes, sa chronique n’avait pas tardé elle-même à être remplacée par les Histoires prodigieuses de Boaistuau et de ses continuateurs, qui étaient destinées à un public beaucoup moins savant et beaucoup plus large […] »

Pour ces raisons, Boaistuau est considéré comme le créateur d’un genre dont d’autres s’inspireront, tels Ambroise Paré avec Des monstres et prodiges en 1573, Marconville avec Recueil memorable d’aucuns cas merveilleux advenuz de noz ans… en 1564.

Le recueil d’histoires prodigieuses, qui commença d’être augmenté par d’autres auteurs en 1567, après la mort de Boaistuau et alors que le privilège était éteint, connut sa dernière version en 1598, avec la parution d’un sixième tome. Peut-être le public, une fois privé de ces lectures, choisit-il alors les canards, comme substitut ; c’est en tout cas, comme le note Jean Céard, ce que semble suggérer la répartition selon les périodes de ceux répertoriés par Jean-Pierre Seguin.

Voir Jean Céard: La nature et les prodiges, Droz, 1996, pages 252 et suivantes, ainsi que 469-470.

Dans le cas des histoires tragiques, le recueil collectif mentionné plus haut se compose de sept tomes (cent-douze textes en tout). Le premier parut en 1559 ; il ne s’agissait pas de récits originaux de Boaistuau mais de traductions (libres) de six novelle de l’italien Bandello (c. 1484-1561). Le dernier fut publié en 1582. Cet ensemble constitue l’acte de naissance du très prolifique genre littéraire des histoires tragiques, qui, nous l’avons déjà indiqué, allait être perpétué par d’autres écrivains.

Le recueil de Bandello, qui fournit la matière des premiers tomes, parut en Italie en 1554. Marqué par la variété du ton et la diversité des registres, à l’instar de ce qui se pratiquait à l’époque, mais écrit dans un style un peu lourd, qui compromit l’adhésion des lecteurs italiens, il était constitué de récits mêlant thèmes religieux, grosses farces à la manière médiévale, et autres aventures comiques. Il contenait par ailleurs, tout comme certains autres recueils précédant celui de Boaistuau, des récits portant sur les malheurs de l’amour, des histoires tragiques avant l’heure, en somme, puisque cette dénomination fut inventée par ce dernier.

Le futur créateur des histoires prodigieuses choisit des nouvelles assez longues, dont l’amour faisait les frais, où l’horreur ou le pathétique des situations et en général la cruauté du dénouement répondaient bien à son projet. Il s’octroya dans son travail bien plus de liberté que les traducteurs de son temps (ceux des textes en prose, du moins), ajoutant, supprimant, retranchant, modifiant à son gré, cherchant à s’adapter aux goûts des lecteurs de son époque, à accélérer le déroulement des récits… Il parut ainsi, avant l’été 1559, un volume dont l’unité était affirmée par ce titre : Histoires tragiques – des histoires que le traducteur, de façon insistante, donnait pour vraies, répondant cette fois aussi aux attentes du public.

Le genre était né.

La même année, François de Belleforest, qui avait aidé Boaistuau dans ses traductions et à qui ce dernier avait laissé le soin de poursuivre le projet, publia à son tour douze novelle. Une édition réunissant les dix-huit textes – une contrefaçon semble-t-il –, parut en 1560. La réunion de ces deux premières séries de textes allait constituer par la suite le premier des sept tomes des Histoires Tragiques.

Boaistuau s’en tint à ses six nouvelles, publia un an après ses Histoires Prodigieuses sans chercher, là non plus, à exploiter davantage le sujet, et Belleforest poursuivit quant à lui son travail, prenant encore plus de libertés avec le texte que ne l’avait fait son prédécesseur. Il retint surtout chez l’auteur italien les récits tragiques relatifs à l’amour, dont il pouvait tirer des réflexions et des préceptes moraux lui permettant d’intégrer des commentaires s’accordant à ses convictions religieuses et à sa vision sombre de la société et de l’Histoire.

La conception qu’avait Belleforest de ses écrits excluait bien sûr les « récits immoraux où la satisfaction d’un amour illégitime ou de passions coupables n’entraîne aucun malheur, et cela l’obligeait presque nécessairement à donner à ces peintures du vice un dénouement tragique. » Mais « …bien qu’il déclare à plusieurs reprises que ses histoires ne sont “si tragiques que comiques” et que le “parler toujours de meurtres et de massacres fasche l’esprit de ceux qui ont l’âme paisible”, ces tableaux sont évidemment ceux qu’il préfère, et il s’excuse le plus souvent auprès de son lecteur, lorsqu’il va traiter un sujet qui “n’est que tragi-comique ”[…] » (René Sturel)

Après avoir traduit plusieurs dizaines de novelle de l’écrivain italien et laissé de côté les autres, dont une très grande majorité ne pouvaient répondre à ses critères, Belleforest trouva d’autres sources d’inspiration.

Le sixième tome des Histoires Tragiques donne la traduction des vingt-huit dernières novelle de Bandello qui furent publiées de façon posthume en 1573. Il parut la même année. L’auteur, un opportuniste attiré par le succès de ce genre littéraire, ou bien tout simplement l’exécuteur d’une commande d’éditeur, est demeuré inconnu mais il ne s’agit pas de Belleforest. Celui-ci, afin d’affirmer la paternité de l’œuvre, publia un dernier volume qu’il qualifia de septième pour ne pas « entrer en chicanerie » (pour plus d’informations, voir la fiche de notre exemplaire).

L’oeuvre de Boaistuau et Belleforest connut des rééditions jusque vers 1620 et, compte tenu des faiblesses du texte original italien, elle servit de base aux traductions dans de nouvelles langues. Deux des histoires : De deux amants qui moururent en un mesme sepulchre, l’un de poison, l’autre de tristesse et Avec quelle ruse Amleth, qui depuis fut Roy de Dannemarch, vengea la mort de son père Horvvendille, occis par Fengon son frère, et autre occurrence de son histoire, inspirèrent Shakespeare pour Roméo et Juliette et Hamlet. Dans la première, Boaistuau a beaucoup modifié la version de Bandello.

Notons enfin que Belleforest fait partie des continuateurs des Histoires prodigieuses.

Parmi les auteurs qui, par la suite et durant des dizaines d’années, s’essayèrent à ce genre littéraire, le plus talentueux est sans conteste François Rosset, qui fut notamment le premier traducteur des Nouvelles exemplaires de Cervantes, et d’une des deux parties de Don Quichotte.

Lorsqu’il élabora en 1613 son recueil d’Histoires tragiques de nostre temps, il choisit d’orienter ses histoires vers l’actualité française contemporaine, s’attachant particulièrement à se situer dans l’esprit des canards (« sanglants » ou bien « prodigieux »), s’inspirant directement et à de fréquentes reprises de ceux-ci. Il fut par ailleurs attentif à faire bénéficier son livre d’une écriture plus littéraire que celle de ces fascicules, visant sans doute un public plus cultivé.

D’autre part – surtout –, il marqua ses récits d’une violence absolument déconcertante, décrite avec force détails, laissant entrevoir, malgré de fréquentes déplorations moralisatrices, « une secrète admiration », voire une complaisance sadique pour ce « despotisme du mal ». On n’y hésite pas, par exemple, à arracher les dents, les yeux et les ongles de l’être détesté puis à « séparer l’un après l’autre ses doigts » avant de lui « ouvrir l’estomac avec un long couteau » et de lui « arracher le cœur » pour le jeter au feu…

Ainsi, alors que l’intérêt du public pour le genre déclinait depuis de nombreuses années, son recueil supplanta ceux de tous ses prédécesseurs, y compris Boaistuau et Belleforest ; il obtint un succès à la fois très important et durable, comme le montrent ses très nombreuses rééditions anciennes – plus de trente-cinq pour le seul dix-septième siècle, sans cesse augmentées, même après sa mort…

Enfin, surtout peut-être, ces récits littéraires nous intéressent particulièrement, dans le cadre de cette collection, par le fait que, censés relater des histoires véridiques faisant intervenir des démons et autres possédées, et étant écrits à une époque où la frontière entre réalité et surnaturel était ténue, ils ont pour certains l’allure de contes fantastiques et portent ainsi en eux des germes de cette littérature (voir à ce sujet l’introduction de la catégorie « Canards »).

Ils annoncent également la littérature frénétique et le roman noir, dont Maurice Lever estime que « Rosset devrait passer à juste titre pour l’inventeur ». Sade, enfin, s’y montra très sensible, entre autres dans le recueil Les Crimes de l’amour, d’ailleurs sous-titré Nouvelles héroïques et tragiques et dans La Marquise de Gange. A la manière de Rosset, il avait auparavant justifié l’écriture de Justine par le désir de combattre le vice.

* D’autres, notamment la Chronique de Nuremberg, expriment un point de vue différent : ils s’inspirent de Pline, qui voit dans les divers prodiges des merveilles, des miracles, qui attestent la force de la nature et l’attention minutieuse qu’elle porte au destin des hommes (cf. Jean Céard)

** Concernant la question de l’inquiétude, voir l’introduction de la partie de la collection consacrée à la sorcellerie.

René Sturel : Bandello en France au XVIème siècle (1918 ; disponible sur gallica), pages 39 et 48, 54. /Les Histoires tragiques du XVIème siècle. Pierre Boaistuau et ses émules (particulièrement les contributions de Jean-Claude Arnould, pour ce qui concerne les premières éditions, et celles de Hervé-Thomas Campangne, Philippe Lajarte) / Konstanty Pietrzak Witold – Les histoires tragiques de François de Belleforest et leur réception en France aux XVIème et XVIIème siècles. In : Réforme, Humanisme, Renaissance, n°73, 2011. pp. 89-106. / Bruno Méniel in : François de Belleforest, Le Cinquiesme Tome des histoires tragiques, éd. Hervé-Thomas Campangne, Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Anthony Glinoer : La littérature frénétique. / Nathalie Grande : Le roman au XVIIe siècle. L’exploration du genre, 2002, pages 43-44.

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