Sorcellerie
Ce qui suit s’appuie essentiellement sur le livre de Guy Bechtel : La Sorcière et l’Occident (Plon, 1997, 733 pages).
« Il exista de tout temps des sorcières, et on insistera en précisant que ces sorcières étaient bel et bien des sorcières, c’est-à-dire des femmes prétendant jeter des sorts, appelant des catastrophes naturelles, pratiquant le maléfice (maleficium). Notre époque surestime trop leur innocence, se situant au moment du délire persécuteur des XVIe et XVIIe siècles et ne voulant voir en elles que de pauvres innocentes. La réalité fut plus complexe. On se tromperait d’ailleurs tout autant en surestimant leur culpabilité, car les pires ne furent diaboliques, ou accusées de diabolisme, que très exceptionnellement et tardivement. La sorcellerie simple, celle de la sorcière, plus rarement du sorcier, monnayant avec candeur son pouvoir de bien faire ou de nuire, est en fait une vieille connaissance européenne. […] Cette sorcellerie de l’invocation, du sort jeté, de la conjuration fut pratiquée du nord au sud, de l’est à l’ouest de notre continent, depuis au moins vingt-cinq siècles. »
Sans entrer ici dans le détail des mécanismes qui conduisirent à la répression brutale en Europe à partir des années 1560, il est important de préciser, même rapidement, quelques points, et de rappeler que le Moyen Âge, longtemps considéré comme une période d’obscurantisme, a fait l’objet, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, d’une réévaluation par les historiens, tandis que le rationalisme de la Renaissance était pour sa part remis en question.
En particulier, dans le domaine qui nous intéresse : « 1- le Moyen Âge ne persécuta que rarement les sorcières, même si cela est un lieu commun ; 2- quand il les poursuivit, ce fut le plus souvent avec modération ; 3- les causes de cette modération tinrent à la position presque constante de l’Église (ce qui ne veut pas dire de tous ses représentants) en faveur d’un assez profond scepticisme à propos du pouvoir du Diable et de ses fidèles. »
Les grandes persécutions s’annoncèrent par une succession de procès ; les premiers se déroulèrent très longtemps avant, peut-être vers 1400, avant de se multiplier au cours du siècle, surtout après 1450. La différence entre ces procès et ceux qui avaient pu avoir lieu auparavant est qu’ils répondaient à une peur en train d’émerger dans l’imaginaire d’une partie de la population, plus particulièrement chez les classes éclairées : celle de la naissance d’une sorcière de « deuxième type ». Ces sectatrices du Diable, insidieusement disséminées dans la société, censées rendre un véritable culte à leur Maître et s’y soumettre par le pacte, lui abandonnaient leur âme et accomplissaient leurs maléfices non plus par leurs propres moyens, comme leurs prédécesseurs, mais avec son aide. De plus et surtout, elles conspiraient contre la société chrétienne lors de réunions secrètes (le sabbat), auxquelles elles se rendaient la nuit, en volant.
Notons que cette idée du sabbat, si importante pour la suite puisqu’elle impliquait la présence de nombreuses personnes qu’il faudrait aussi interroger, eut « du mal à s’imposer, en particulier en raison des réserves de l’Église. Elle ne fut pas acceptée par tous, en tout cas au même moment. Elle ne s’imposa dans l’Europe entière qu’à la fin du XVIe siècle. » Par exemple, dans un ouvrage rédigé vers 1181-1182, Walter Map tient « pour de simples racontars français sans aucune vraisemblance ces histoires de dames volantes qui iraient faire hommage à un chat diabolique avant de se livrer à des orgies » (ce même auteur relate par ailleurs une histoire de cadaver sanguisugis, ce revenant en corps précurseur du vampire).
Notons aussi que l’irruption de la nouvelle sorcellerie fut précédée, sans doute à partir des XIe et XIIe siècles, d’une évolution de l’image du Diable. Le caractère volontiers débonnaire de celui-ci s’estompa en effet petit à petit, faisant émerger, comme en témoignent certains sermons, la littérature ecclésiastique, la poésie, ou encore le domaine de l’art, un personnage de plus en plus puissant et inquiétant.
Le fait qu’il s’écoula plus de cent-cinquante ans entre les premiers procès et l’explosion de la répression s’explique par le manque d’adhésion du peuple aux idées du sommet. « Paradoxalement, ce qui protégea assez longtemps le peuple du Moyen Âge et de la Renaissance commençante de la diabolisation est son anticléricalisme foncier et bon enfant. Pour beaucoup de contemporains, ces histoires de diables ne concernent vraiment que les prêtres, trop souvent légers, voire fautifs, et dont un assez grand nombre est donc assez naturellement promis au démon. L’homme de ce temps rit volontiers du couple Diable-moine. L’enfer, la tentation, la sorcellerie diabolique sont des histoires de famille entre gens concernés (…) »
Cette bonne santé mentale du peuple qui, bien qu’accordant beaucoup de créance à la réalité du maleficium (qu’il n’associait pas vraiment au Diable), se souciait avant tout de ses récoltes et plus généralement de ce qui faisait son cadre de vie, s’étiola peu à peu. Il n’est pas envisageable d’essayer d’expliciter ici les divers mécanismes qui entrèrent en ligne de compte, mais il est important de souligner qu’une certaine montée de la peur joua un rôle essentiel. Celle-ci fut véhiculée en particulier par des prédicateurs angoissés et dénonciateurs, hantés par l’idée de la faute, coupés de la vie quotidienne, dont les visions apocalyptiques ne pouvaient que faire écho à la croyance à la sorcellerie diabolique. D’autre part, « des éditeurs, sans doute d’ailleurs plus pour gagner de l’argent que dans un but vraiment théologique, lancèrent à partir de 1470 vers le peuple qui résistait aux idées pernicieuses une série d’ouvrages, qui dramatisaient la vie de tous les jours et insistaient d’ailleurs moins sur le Diable lui-même que sur la mort. Mais la mort, sous-entendaient tous ces ouvrages, était le chemin possible, sinon probable, de l’enfer. »
C’est le cas par exemple du Calendrier et Compost des Bergers, qui parut tous les ans à partir de 1491, où, par exemple, dans les pages consacrées à l’arbre des vices, dans lesquelles sont énoncées les différentes façons de faillir, des damnés étaient représentés ébouillantés tout vifs dans de grandes marmites.
On peut également citer, dans un domaine différent, un autre livre très célèbre : la fameuse Nef des fous, publiée en 1494 par Sébastien Brant, à laquelle Guy Bechtel consacre une page entière dans le chapitre Le temps des méfiances. Jean Delumeau, évoquant lui aussi ce livre dans La Peur en Occident (1978), note : « Brant, de son côté, réunit dans une même synthèse folie, navigation sans boussole ni carte, monde à l’envers et approche de l’Antéchrist. Pour lui aussi, la virulence de Satan ne s’explique que par l’imminence de la catastrophe finale. Au chapitre CIII, il s’écrie : “Le temps viendra ! Il viendra, le temps ! L’Antéchrist, j’en ai peur, n’est plus loin.” » (extrait du chapitre Satanisme, fin du monde et mass média de la Renaissance, page 311, de l’édition Hachette, 2008). Il précise, au sujet du célèbre prédicateur strasbourgeois Jean Geiler de Kaysersberg, qui publia un recueil de sermons s’appuyant sur l’ouvrage de son ami Brant : « Pour Geiler, il n’existait aucun espoir que l’humanité s’améliore ; la fin d’un monde corrompu constituait désormais une perspective prochaine. » (page 261). Voir également notre introduction aux histoires tragiques.
Par ailleurs, l’image de la femme en Occident, au XVe siècle, subit dans divers domaines une certaine forme de dégradation qui, elle non plus, ne fut pas sans conséquences.
Parallèlement, de nombreux traités écrits à partir des dernières décennies du XIVe siècle, dans lesquels des juges rendaient compte des « aveux » qu’ils recueillaient, contribuèrent également à la montée de la peur en complétant par touches successives le « portrait-robot » de la nouvelle sorcière. Par exemple, le Directorium inquisitorum de Nicolau Eymerich (c. 1376) discute de la paction diabolique, tandis que le Tractatus contra daemonum invocatores de Jean Vinet (1450) fait du Diable un maître de cérémonie présidant au sabbat…
Cette littérature devait trouver son aboutissement en 1487, avec la publication du très célèbre Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières), très souvent réédité. Ce manuel d’inquisition faisant montre d’un « antiféminisme démentiel », que la peur traverse de part en part (il est question par exemple d’enfants volés par des sorcières, en vue de préparer leurs onguents, cuisant « dans un chaudron jusqu’à ce que la chair se détache des os et devienne bien liquide »), ouvrit la période de répression sévère, entraîna d’indiscutables brûlements de sorcières. Toutefois, il ne déclencha pas encore la persécution de masse.
A ces causes s’en ajoutèrent d’autres qu’il serait trop long d’aborder ici et, bien plus tard, « des circonstances économiques et météorologiques aidant, le peuple lui-même appellera au meurtre, et ce sera l’embrasement général. »
La répression atteignit la moitié de l’Europe en 1580 ; c’est le pouvoir civil et non pas l’Église qui, dans l’ensemble au XVIe siècle et surtout au XVIIe, porta la responsabilité des poursuites.
En France, où, à l’exception de quelques régions, cette répression fut modérée, les procès, dès lors qu’ils commencèrent d’atteindre toutes les couches de la société, générèrent doutes et dissensions de toute sorte. Cet essoufflement conduisit à la promulgation en 1682 d’un édit mettant fin aux poursuites. L’élément déclencheur ou accélérateur fut le sentiment de malaise et d’écœurement né d’une série de scandales dans plusieurs couvents, notamment celui de Loudun en 1634. Similaires, répétitifs, aux péripéties dérangeantes et souvent marquées d’un exhibitionnisme n’excluant pas certaines postures obscènes en public, ceux-ci mirent en scène des religieux respectés et respectables qui, une fois accusés de commercer avec le diable par des nonnes issues de la bonne bourgeoisie ou de familles nobles, furent implacablement emportés par la machine judiciaire et brûlés vifs à l’issue de procès au cours desquels aucune chance ne leur fut laissée.
Il est intéressant de noter que les travaux de Charcot sur l’hystérie, à la fin du XIXe siècle, expliqueront les très impressionnantes déformations de corps décrites dans les documents d’époque, à l’occasion notamment de comptes rendus de séances d’exorcismes de religieuses se déclarant possédées.
Précisons enfin que les affirmations absolument fantaisistes formulées au XIXe siècle au sujet du nombre de victimes de la répression ont été très fortement revues à la baisse depuis. Si l’on ne prend pas en compte les exécutions sommaires, qui ne sont pas le fait du pouvoir et qu’il est de toute façon difficile d’appréhender, il est désormais évalué autour de cinquante ou soixante mille, dont vingt pour cent d’hommes. La répartition fut très inégale, la Suisse et les pays germaniques étant de très loin les plus touchés.
Voir notamment les pages suivantes du livre de G. Bechtel : 13, 51, 76, 108, 128, 132-134, 158-195 (176-189 pour ce qui concerne l’image de la femme au XVe siècle), 518, 572-573.
Principaux ouvrages utilisés…