WYNNE (Justine). Les Morlaques. Par J. W. C. D. U. & R. Sans lieu [Modène], 1788. In-8, pleine basane, roulette dorée en encadrement, dos à nerfs, tranches rouges, pièce de titre rouge (reliure de l’époque). Infimes frottements à la reliure, sans gravité. (4) ff., 358 pages et (1) f. blanc (*4, A-Y8, Z4) ; 205×145 mm.
Les débuts du vampire dans la prose. Très rare édition originale avec les feuillets de titre et de dédicace dans leur premier état.
4600 euros
Voici ce qu’écrivait en 2012 le libraire Gérard Oberlé, à propos de ce livre où les univers casanoviste et vampirique se rencontrent fortuitement : « … ils [les vampires] occupent une place secrète dans ma mythologie intime et lorsqu’il m’arrive d’en croiser dans un livre, dans un rêve ou le soir au coin d’un bois, c’est comme si je retrouvais de vieux amis. Il y a quelques jours je suis tombé sur l’un d’eux dans un livre planqué dans ma bibliothèque depuis plus de vingt ans mais que je n’avais jamais ouvert : Les Morlaques, publié sans nom de lieu ni d’éditeur en janvier 1788. L’auteur signe : J. Wynne, comtesse des Ursins et Rosenberg. La Morlaquie est un petit pays montagneux coincé entre la Croatie et la Dalmatie, un territoire préservé où vit un peuple “qui offre l’image de la nature en société primitive, telle qu’elle a dû être dans les temps les plus reculés”. Écrit sous forme de roman (de mœurs, d’aventures plus ou moins noires), le livre peint l’état de ce pays, “un état beaucoup plus intéressant que celui de la civilisation la plus achevée”. Pour décrire les moeurs, usages et superstitions de cette étrange nation, l’auteur raconte les péripéties d’une famille morlaque, le vieux chef Pervan, ses fils Stiepo et Jervaz ; les exploits du haïduc Pecirep (bandit), les amours de Jervaz et de la belle Jella, le rival Marcovich, le marchand Draganich, la mort de Marcovich (une sale affaire !). Notre ami vampire surgit page 193 : “Dieu nous aide, nous sommes perdus, voici un Vampir. Sauvons-nous, il va se jeter sur nous et sucer notre sang !” s’écrie soudain Stiepo qui se promenait avec son ami Erze. En France, la romancière des Morlaques est aussi ignorée qu’inaccessible. Son livre, imprimé à Venise à très peu d’exemplaires, est introuvable. Il n’a jamais été réimprimé. Seuls les spécialistes de Casanova connaissent Giustiniana Wynne car elle est la mystérieuse Miss X. C. V. dans les Mémoires de l’aventurier vénitien. Fille d’une Vénitienne et du baronnet anglais Richard Wynne, elle fut élevée par sa mère seule après le décès du père. De sa naissance à Venise en 1737 jusqu’à sa mort en 1791 sa vie tient du roman : à 16 ans, amour impossible avec Andrea Memmo, un fils de famille, rendez-vous secrets, lettres échangées, scandale, départ vers l’Angleterre en 1758 pour revendiquer l’héritage paternel, longue halte à Paris, galanteries avec le financier La Pouplinière, vieillard débauché qui la demande en mariage. Mais Giustiniana est enceinte. Ne pouvant cacher cet état, elle veut avorter. C’est à ce moment que se situe l’épisode Casanova. Il venait de s’évader de la prison de Venise et se trouvait à Paris en même temps que Mademoiselle Wynne. Pour éviter à la promise un avortement chirurgical risqué, Casanova lui propose un coït abortif, avec un “aroph” composé de safran, myrrhe, miel et autres ingrédients magiques. Le remède ne fonctionne pas. Accouchement secret dans un couvent de banlieue, abandon de l’enfant, arrivée à Londres en 1760. Boudée par la gentry, elle retourne à Venise, mariage avec l’ambassadeur autrichien, le comte Rosenberg-Orsini, vie au Palazzo Loredan, puis à Vienne. Bientôt veuve, la comtesse retourne en Italie et ne se remariera jamais. Elle commence à écrire, en anglais et en français, et meurt d’un cancer en 1791. Elle repose dans l’église San Benedetto à Padoue. » (article du 20/07/2012 publié sur le site du journal L’Express)
Le livre de J. Wynne, conçu à une époque où les Européens s’intéressaient de près à « leurs sauvages », est inspiré du récit de voyage de l’abbé italien Fortis (Viaggio in Dalmazia ; 1774), qui contribua à lancer la vogue durable du « Morlaque », prototype de l’homme superstitieux vivant dans un état proche de celui de la nature. Il connut un grand succès et même un retentissement européen : traduit en allemand en 1790, en italien en 1793 et de nouveau en 1798, il fut imité, voire plagié (Rudolf Maixner). Il existe même un portrait de l’auteure, exécuté au XVIIIe siècle, qui la représente avec son livre (Bonhams, lot 19, vente du 22 mai 2003, Londres).
À la différence du Voyage en Dalmatie, Les Morlaques relève de la littérature ; il constitue même, comme l’écrit V. M. Yovanovitch, « un des premiers romans français où se trouve décrite la vie des nations étrangères, avec le souci de ce qu’on appellera plus tard la couleur locale ; il se révèle de plus chez son auteur un profond sentiment de la nature sauvage et des mœurs barbares, ce qui est également rare et exceptionnel en 1788. C’est là, sans doute, un titre suffisant pour valoir à la comtesse de Rosenberg au moins une mention parmi les précurseurs de l’exotisme romantique. »* (« La Guzla » de Prosper Mérimée ; Étude d’histoire romantique [1911], page 38)
De fait, lorsque l’abbé Fortis évoque les vampires en ces termes : quand “ un homme soupçonné de devenir Vampire, ou comme ils disent Vakodlak, meurt : on lui coupe les jarrets et on lui pique tout le corps […]. Quelquefois un morlaque mourant, croyant sentir d’avance une grande soif du sang des enfants, prie et oblige même ses héritiers à traiter son cadavre en Vampire avant de l’enterrer… ” (cité par D. S-H., page 276), Justine Wynne écrit : « Tu nous forces à te quitter, tu ne veux plus rester avec nous. Que la paix éternelle soit avec toi ! Ne viens pas troubler notre repos, en errant sur les bords du marais : ne frappe pas nos yeux par la flamme bleuâtre qui s’élève à la rencontre du voyageur nocturne et qui t’annonce au Morlaque épouvanté. Nous avons veillé et nous veillerons sur ta dépouille jusqu’au moment de la déposer dans le tombeau : nous empêchons qu’aucun animal ose la souiller en passant sur elle ; nous craindrions que devenu vampir altéré, tu ne vinsses sucer le sang de ta postérité et de tes compatriotes […] Les prêtres parurent et demandèrent à enlever le corps […] Chacun jetta de l’eau bénite sur le mort… » [Les Morlaques, page 294]. L’ouvrage contient un autre passage, très bref, en rapport avec le vampirisme (« Marcovich n’a jamais redouté ni la vue des esprits blancs, ni celle des noirs vampirs que l’on rencontre errans dans nos campagnes, dès que les horloges de nos églises ont sonné minuit » – page 173) et un troisième, beaucoup plus long (pages 193 à 195 – voir l’exemplaire numérisé sur Internet). Même si Les Morlaques n’est pas une histoire de vampire, ni même une histoire où intervient un vampire, le thème y est réellement présent : comme l’écrit D. S-H., « l’action se noue “naturellement” autour des rites qui accompagnent les mariages, les naissances et les décès » (pages 274-275). L’« argument du livre IX » s’intitule d’ailleurs : « Conversation sur les femmes. – Rencontre du Vampir. – Chasse de l’ours. »
Cette présence, bien que discrète, est à notre sens, non négligeable. Elle fait de cet ouvrage, écrit à une époque où le vampire slave était encore commenté dans les sociétés, la première œuvre littéraire en prose que nous connaissions, toutes langues confondues, à aborder le sujet, précédée seulement du poème Der Vampir, publié en 1748 par Ossenfelder. **
Il fallut attendre 1801 pour qu’une autre œuvre en prose, le roman Der Vampyr, parût ; on ne peut en effet raisonnablement prendre en compte Le Manuscrit trouvé à Saragosse – voir, en ligne, Kaja Antonowicz : « La tresse et la corde : les vampires du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki ». Pour ces raisons, Les Morlaques mérite selon nous une place en vue dans l’histoire littéraire du vampire. Ce lien est, semble-t-il, resté très longtemps ignoré des amateurs de cette littérature ; nous n’en avions pas connaissance, pour notre part, avant le billet de G. Oberlé. Nodier – on peut s’en étonner – n’y fait jamais allusion alors qu’il discute assez longuement du livre dans Mélanges tirés d’une petite bibliothèque ; V. M. Yovanovitch, qui consacre presque vingt pages de son livre à Justine Wynne et en particulier à son ouvrage, ne traite pas cet aspect des choses. Il en est de même pour Stefan Hock, Dudley Wright et Montague Summers.
Une dernière remarque, d’ordre bibliographique : la rareté de l’ouvrage, mais aussi, probablement, les lignes qu’écrivit à son sujet Charles Nodier, justement, pages 187-194 de Mélanges… (1829) sont à l’origine de certaines erreurs et interrogations dans les bibliographies du XIXe siècle (par exemple, l’ouvrage consiste en un volume in-8 et non pas en « un in-4 de deux tomes en un volume »).
En tout état de cause, notre exemplaire se décompose ainsi : page de titre gravée, avec une vignette (LES MORLAQUES / Par J. W. C. D. U. & R. / VOL. I. / 1788) ; feuillet de dédicace gravé (À CATHERINE II. IMPERATRICE DE TOUTES LES RUSSIES / J. Wynne Comtesse des Ursins & Rosenberg / Sublimi feriam sidera vertice / Hor. / 22 janv. 1788) ; deux feuillets (SUJET DE L’OUVRAGE) ; pages 1-353, comprenant le texte ainsi qu’un feuillet (M 4) imprimé au recto, situé entre les pages 181-182 et 185-186, jouant le rôle de seconde page de titre ou, si l’on veut, de faux-titre (LES MORLAQUES / PAR J. W. C. D. U. ET R. / VOL. II.) ; pages 355-358 (TABLES DES MATIERES [notons que le premier mot est au pluriel] ; TABLE DES CHANSONS ; FAUTES A CORRIGER) ; feuillet blanc.
Il est identique à ceux des Bibliothèque nationale d’Autriche [numérisé et consultable en ligne] et de l’Université du Michigan, ainsi qu’à celui du Bulletin 6 : de quelques abécédaires aux vampires Morlaques, Éric Grangeon Rare Books ; Novembre 2015). L’exemplaire de la Bibliothèque de l’Université d’Harvard ne possède pas le feuillet donnant la seconde page de titre, or des bibliographies indiquent justement que celle-ci qui, précisons-le, est comprise dans la pagination, est absente de certains exemplaires.
Nous n’avons pas vu de photos de l’exemplaire conservé à Lucerne, en Suisse, mais il nous a été décrit dans le détail : manifestement, il diffère du nôtre uniquement par les deux premiers feuillets décrits ci-dessus (titre et dédicace), qui se retrouvent « fondus » en un seul. Il possède en particulier la seconde page de titre. Plus précisément, les deux premiers feuillets sont blancs ; au recto du troisième figure : LES MORLAQUES, ROMAN HISTORIQUE, DESCRIPTIF, ET POETIQUE EN PROSE [le titre de ces exemplaires est donc plus long…] / À CATHERINE II., IMPÉRATRICE DE TOUTES LES RUSSIES, PAR J. WYNNE, COMTESSE DES URSINS ET ROSENBERG, ET B.B. [certainement le comte Bartolomeo Benincasa. Voir les Mélanges… de Nodier] / À MODÈNE / Société Typographique / 1788. Au verso de ce troisième feuillet : un ERRATA / CORRIGE, avec sept autres « fautes », suivi de : « Grace pour les fautes d’ortographe ». Il est important de noter – cela nous a été confirmé – que la page 358 de cet exemplaire suisse comporte bien, elle aussi, la même rubrique « FAUTES A CORRIGER ». L’existence de l’ERRATA complémentaire montre donc que ces exemplaires « À MODÈNE » ont été commercialisés dans un deuxième temps.
Pas d’exemplaire dans RBH. Quérard indique que l’ouvrage a été imprimé pour l’auteure et qu’il n’a pas été mis dans le commerce (Tome dixième, page 542). Brunet : Manuel du libraire, t. V, col. 1486. Viaggio in Dalmazia a été traduit en 1778 sous le titre Voyage en Dalmatie. Pour des informations sur le roman Der Vampyr, voir la notice de The Vampyre – 1819.
Nous remercions vivement Silvio Keller, de la bibliothèque de Lucerne, James Capobianco, de la bibliothèque de l’Université d’Harvard et Juli (bibliothèque de l’Université du Michigan) pour leur grande disponibilité.
* Notons aussi que contrairement à ce que l’on a longtemps cru, les chants qui y sont cités ne sont pas de pures mystifications ; ils ont pour origine, sans doute indirecte, un livre de Kačić-Miošić (1704-1760) – cf Mihailo B. Pavlovic.
** Il existe toutefois un poème de Johann Nikolaus Funck, paru en 1734 sous le pseudonyme Christian von Wahrmunds, dont la page de titre commence ainsi : Christian von Wahrmunds heller Spiegel, Worin Der Ungarische Vampyr bey dem betrügerischen Laboranten, und Die täglich zunehmende Ungerechtigkeit … klar zu sehen sind allen Erfahrnen und unerfahrnen Hermetisten … in Versen vorgestellt. Ce poème évoque le vampirisme, en même temps que l’alchimie.