Deux numéros du Mercure Galant. Mars 1693. Paris, Chez G. de Luyne, T. Girard, Et Michel Brunet, 1693. Édition originale. Petit in-8 (139×85 mm). 340 pages, 2 ff. non chiffrés Une gravures et un feuillet de musique replié. Veau brun moucheté, dos à cinq nerfs orné, caissons et fleurons dorés, tranches dorées (reliure de l’époque). –May 1693. Paris, Chez G. de Luyne, T. Girard, Et Michel Brunet, 1693. Édition originale. Pet. in-8 (135×83 mm). 333 pages, 1 ff. n. ch. Un feuillet de musique gravé replié. Demi-veau brun, plats de veau brun, dos à cinq nerfs, tranches mouchetées (reliure de l’époque). La gravure représentant une médaille manque. Manque de cuir au dos et celui-ci est découpé près des charnières (nous fournirons des photos avant achat) ; restaurations, un coin émoussé. Premier volume : coiffes manquantes et petits manques de cuir au dos et aux mors (reliure usée).

650 euros

Les premiers morts-vivants suceurs de sang.

« C’est en France que le vampire fait d’abord son entrée : encore timidement, dans les dernières années du XVIIe siècle. Puis il est question en 1718 d’un vampire hongrois sur lequel une enquête officielle attire l’attention… [il s’agit de Michael Casparek : voir plus loin] » (A. Faivre ; Colloque de Cerisy, page 46)

Le numéro de mars contient un article dans lequel il est question de l’habitude des Polonais de couper parfois la tête de leurs parents morts ou de leur mettre un hausse-col, avant de les enterrer, « afin qu’ils ne mâchent point leur suaire ou drap dans lequel ils sont ensevelis, et pour empêcher que par quelque sympathie, ils n’attirent le sang de leurs parents, dont les corps enterrez ont esté trouvez par tout couverts de sang » (pages 115-116). Cet article occupe les pages 105-210 ; il s’intitule La Baguette Justifiée et ses effets démontrés naturels et s’inscrit dans le débat sur une affaire d’escroquerie au prodige, qui donna lieu à des débats passionnés de 1692 à 1693 (un certain Jacques Aymar retrouva des assassins grâce à une baguette divinatoire). L’auteur, Claude Comiers, projetait d’expliquer le phénomène observé en Pologne – et d’autres – par des causes naturelles mais il n’en eut pas le temps, mourant peu après. Cette croyance en « les forces de la nature » sera mise à contribution pour expliquer par exemple le saignement d’un corps quand le meurtrier se trouve à proximité. Le vampirologue Michael Ranft s’y référera lui aussi (voir l’article de Koen Vermeir pages 4-5, ainsi qu’à la date 1728).

Le numéro de mai consacre quant à lui un article de sept pages aux Striges de Pologne et de Russie (le mot vampire n’existe pas encore, au moins en France). Cet article, qui ne comporte aucune allusion à celui de mars, débute ainsi : « Vous avez peut estre entendu déja parler d’une chose fort extraordinaire qui se trouve en Pologne, et principalement en Russie. Ce sont des Corps morts que l’on appelle en latin Striges, et en langue du pays Upierz… » [le terme Striges est inapproprié : voir le numéro suivant ; il n’est plus utilisé par la suite, dans l’article] D. S-H commente de façon très intéressante ces pages : « C’est à la presse que reviendra le mérite d’introduire la question de la malfaisance des morts dans le champ de la vie réelle. Grâce aux articles publiés dans les périodiques sur les morts mortifères observés en Serbie en 1725, le sujet quittera petit à petit le domaine du merveilleux pour s’installer dans celui du fait divers. Mais ce changement ne s’opère pas immédiatement. À la fin du grand siècle, la place des récits de morts actifs demeure invariable : ils sont toujours publiés aux côtés des histoires de prodiges, des anecdotes galantes, des sonnets ou des chansons. […] en mai 1693, la même revue [le Mercure galant ; ce numéro] consacre quelques pages [62 à 69] aux striges ou ces morts gorgés de sang, connus en Pologne et en Russie sous le nom d’upierz. L’auteur, un certain Desnoyers, parle de la réapparition de morts “mols, flexibles, enflés, rubiconds et non pas secs et arides comme les autres cadavres”. Le cadavre d’un tel défunt, précise-t-il, “ressent comme une faim qui lui fait manger les linges où il est enseveli, et en effet on les trouve dans sa bouche”. Voilà un témoignage qui, à première vue, se situe dans la lignée des récits de morts mastiquants décrits par Institoris et Sprenger [les auteurs du Malleus Maleficarum] ou Philip Rohr au XVIIe siècle [1679]. Les caractéristiques sont les mêmes : les défunts sont accusés d’être pris de faim dans le sépulcre et de dévorer les linges qui les enveloppent. Toutefois l’article de Desnoyers se montre novateur dans la mesure où c’est l’un des premiers textes occidentaux à signaler que les morts causent le dépérissement de leurs victimes en s’appropriant leur sang. Il annonce déjà l’apparition d’un nouveau type de mort malfaisant : le suceur de sang. Les effets provoqués par la succion, bien qu’ils soient toujours attribués au démon et non directement au mort, sont les mêmes que ceux causés par les vampires du XVIIIe siècle – langueur, affaiblissement et décès ».

On lit ainsi aux pages 65-68 de ce numéro de mai : « …on pretend que le Demon sort de ce Cadavre en de certains temps, depuis midy jusques à minuit, aprés quoy il y retourne et y met le sang qu’il a amassé. Il s’y trouve avec le temps en telle abondance, qu’il sort par la bouche, par le nez […] le Cadavre nage dans son cercueil […] Le Demon qui sort du Cadavre, va troubler la nuit ceux avec qui le mort a eu le plus de familiarité pendant sa vie, et leur fait beaucoup de peine dans le temps qu’ils dorment. Il les embrasse, les serre, en leur représentant la figure de leur Parent ou de leur ami, les affaiblit de telle sorte en sucçant leur sang pour le porter au Cadavre, qu’en s’éveillant sans connoistre ce qu’ils sentent, ils appellent au secours. Ils deviennent maigres et attenuez, et le Demon ne les quitte point, que tous ceux de la famille ne meurent l’un après l’autre […] on leur ouvre le cœur et il en sort quantité de sang. On le ramasse et on le mêle avec de la farine pour la pêtrir et en faire ce pain, qui est un remede seur pour se garantir d’une vexation si terrible […] Depuis peu de temps une jeune Fille en a fait l’epreuve. La douleur qu’elle a sentie en dormant l’ayant éveillée pour demander du secours, elle a dit qu’elle avoit veu la figure de sa Mere qui estoit morte il y avoit déjà fort long-temps. Cette Fille deperissoit tous les jours, devenant maigre et sans force. On a deterré le Corps de sa Mere qu’on a trouvé mol, enflé et rubicond. On luy a coupé la teste et ouvert le cœur, d’où il est sorty grande abondance de sang, après quoy la langueur où elle estoit a cessé et elle est entierement revenuë de sa maladie. Des Prestres dignes de foy, qui ont veu faire ces sortes d’executions attestent la verité de tout ce que je vous dis, et cela est ordinaire dans la Province de Russie. »

« Perte de sang, donc perte de vie. Inversement, l’absorption d’hémoglobine est assimilée à un gain de vitalité et de vigueur. Desnoyers ajoute que les vivants se prémunissaient contre les assauts du démon précisément en ingérant une partie du sang contenu dans les corps morts. […] Le transfert de sang est aussi un transfert magique de force et de pouvoir. » Cet article de mai 1693 est important en ce sens qu’il suggère un lien très direct entre les morts mâcheurs et ceux qu’on appellera vampires quelques années plus tard. « Remarquons qu’avant cet article, aucun écrit n’avait, à notre connaissance, indiqué explicitement que les morts suçaient le sang de leurs victimes ou bien qu’ils les attaquaient dans le but d’absorber leur substance vitale. Les récits du Moyen Âge parlaient, de manière assez ambiguë, [d’apparitions de défunts], à la suite desquelles les personnes visitées succombaient. Au lecteur donc, le soin de juger si le décès des victimes était le résultat de la forte impression qu’elles auraient subi en voyant les trépassés, ou si elles mouraient à la suite d’attaques corporelles. Seul W. de Newburgh [évoqué dans la fiche précédente] s’était timidement aventuré à suggérer que le sang contenu dans les cadavres incorruptibles provenait des vivants, mais lui non plus ne soufflait mot sur la manière dont ce transfert se passait. » (D. S-H)

Dernières précisions, importantes, qui complètent les commentaires de D. S-H : en 1659, Desnoyers, alors à Dantzig, avait écrit une lettre à un ami, dans laquelle il mentionnait « une “maladie Ukrainienne” qu’on appelle Upior ou Friga, et qui serait peu crédible si elle n’était attestée par de nombreuses personnes honorables et dignes de foi. Lorsqu’une personne née avec des dents meurt, elle mange son linceul dans son cercueil et ensuite ses mains et ses bras. Pendant ce temps, les membres de sa famille meurent les uns après les autres. Une famille qui commence à s’éteindre de la sorte est un fait interprété comme un signe de vampirisme, et les parents vont procéder à l’ouverture de la tombe du premier décédé. S’ils constatent que le linceul et les membres ont été dévorés, leurs soupçons sont confirmés et ils le décapitent. Le sang frais qui s’écoule d’un tel corps est une preuve qu’il s’agit d’un corps vivant, rapporte Des Noyers. Sa description ne mentionne néanmoins pas de succion de sang. » (Koen Vermeir, page 4 ; cette lettre, qui se trouve dans Lettres de Pierre Des Noyers secrétaire de la reine de Pologne Marie-Louise de Gonzaguepour servir à l’histoire de Pologne et de Suède de 1655 à 1659 [1859] est partiellement reproduite dans le livre de Gilles Banderier)

Koen Vermeir ajoute : « Les différences entre la première lettre de 1659 et celle de 1693 sont frappantes : on est passé de l’Ukraine à la Pologne et la Russie, et une maladie naturelle a été transformée en un phénomène démoniaque. En trente ans, le comportement caractéristique de l’Upior ou vampire est passé de ronger son linceul à sucer le sang de ses victimes. Plus encore, dès qu’on imagine que le sang retrouvé dans la dépouille appartient en fait aux victimes, le remède change lui aussi. Le sang est rendu aux victimes sous forme de pain leur assurant convalescence et protection magique. » (page 5)

Ainsi, au moment où l’on s’apprêtait en France à officialiser la non-existence du commerce avec le diable par un édit mettant fin aux poursuites pour crime de sorcellerie (1682), le vampire se préparait à naître – tout au moins en Allemagne, puisque les autres pays européens réagirent de façon beaucoup plus mesurée.

L’article de Desnoyers, quoique figurant au beau milieu de fragments décousus, réunis, semble-t-il, uniquement par rapport à leur contenu singulier, censé étonner et divertir les lecteurs [il est suivi sans transition du récit de la naissance d’un chien avec deux corps, une tête et sept pieds, dont un de taupe puis de quelques vers galants, « faits pour être mis en musique »], sera repris et considérablement augmenté par un autre auteur, Marigner, dans la seconde partie d’une étude parue en janvier et février 1694 (voir ci-dessous). D. S-H, pages 142-144.

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